On ne m'appelle pas encore la Gazelle de la Rive-Sud, mais je cours. Sans élégance, sans naturel, mais je cours.

Souvent, je regarde mes pieds pour vérifier que je n'ai pas chaussé par inadvertance mes bottes de scaphandrier. Eh non, ce sont bien des souliers de course. Fabriqués en Chine? Si ça se trouve, il y a du plomb là-dedans.

Ce n'est pas de ma faute si je cours. C'est à cause d'un mort de mes proches. L'an dernier, à 56 ans, crise cardiaque majeure. Soins intensifs. Deux jours à ne pas savoir s'il s'en sortirait.

 

Exactement le genre de gars qui n'a pas l'air d'un candidat à l'infarctus. Je veux dire, pas l'air pour un profane. Aucun embonpoint visible à l'oeil nu, enfin rien pour faire chuchoter les passants dans la rue. Disons peut-être six ou sept kilos en trop - comme tout le monde, pas vrai? Pas vraiment de cholestérol. Et puis une sorte de sédentarité active, sans sport extrême, certes, mais sans non plus d'excès de La-Z-BOY ou de nourriture. Un père mort du coeur, mais à 74 ans. Stress? Sans doute, mais trouvez-moi un être humain de 56 ou 43 ou 32 ans sans stress.

Ça l'a frappé, donc, en juillet 2007. En juillet 1957, le même type serait mort. Maintenant, on ramène ces morts-là à la vie.

On se dit: la vie vient de rapetisser, il va devoir changer, diminuer, ralentir.

Tu parles. Les docteurs d'aujourd'hui ne l'entendent pas exactement comme ça. Les accidentés du coeur ne sont pas sitôt sortis de l'hôpital que les médecins les envoient bouger, courir, nager.

Alors il a couru. Enfin, pas tout de suite. Après avoir accompli l'incroyable exploit de remonter l'escalier de la cave, il a commencé par marcher. Après, il a couru deux minutes. Et un autre jour cinq. Puis 10 minutes, 15 minutes, 20 minutes. Et ça allait mieux. Et il continuait. Et je ne l'avais jamais vu en forme comme ça.

Je le rencontre au mois de juillet, donc un an après l'infarctus. Je me suis inscrit aux 10 km du Marathon de Montréal, me dit-il. Es-tu sûr? Est-ce bien raisonnable? Que dit le cardiologue?

Le cardiologue dit que c'est une excellente idée s'il s'entraîne intelligemment.

- Je m'inquiète pour ton cardiologue. A-t-il déjà songé à consulter?

Ouais. Si c'est bon pour un accidenté du coeur, ça doit être bon pour moi. Je ne vais quand même pas le regarder bêtement courir.

Fait que je me suis inscrit et j'ai commencé à courir avec le programme du Marathon.

Au point où j'en suis, je vous dirais que la course est une activité formidable, mais surtout après. Un peu comme ces livres qui ne sont exaltants que par intermittence, au prix de longs chapitres, et dont on est davantage content de les avoir lus que de les lire.

Les extases du coureur me sont encore inconnues, les purs plaisirs de la course chichement comptés. Mais je cours.

Je vais essayer d'imiter Jean O'Neil, qui vient de publier un autre irrésistible recueil de promenades intimes, mais dans les livres, celles-là (Écrivains chéris, chez Libre Expression).

O'Neil raconte que, pour supporter le voyage hebdomadaire aller-retour Longueuil-Québec en autocar sur la 20, il s'était mis en tête d'apprendre par coeur les 979 mots du Cimetière marin, de Paul Valéry.

J'essaie ça demain.

Sur les maisons des morts mon ombre passe

Qui m'apprivoise à son frêle mouvoir.

C'est fou ce qu'un coureur peut générer comme courses. Pendant les vacances, j'ai parlé de mon projet au beau-père. Je m'inscris aux 5, je commence aujourd'hui, m'a-t-il annoncé illico. Je lui ai montré le moniteur cardiaque que j'avais acheté. «Pas besoin de ces gadgets-là», m'a-t-il d'abord rétorqué. Il faut dire qu'il a couru sérieusement, dans le temps. «Montre-moi donc ça encore, cette affaire-là?» m'a-t-il finalement dit en attachant ses souliers. Depuis ce jour du mois d'août, il court lui aussi.

Le 14 septembre, j'étais avec mon accidenté du coeur. On a couru la chose en 1:05, ce qui ne menace pas pour le moment le record du monde (mais l'idée, c'est justement qu'ils ne nous voient pas venir).

Il a fait la course de sa vie, pour ainsi dire.

J'y repense et je suis épaté. Et fier de lui, d'autant plus que c'est mon grand frère. «T'es pas pire, pour un mort», que je lui ai dit.

Hier, au parc La Fontaine, il a déclaré forfait pour cause de douleur au genou.

Mais il court toujours. Et il vit.

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