Mercredi, ils faisaient de la farine de hareng. Aux abords de l'usine de Lamèque, une odeur âcre de cadavre poissonneux vous prenait à la gorge.

Ça sentait si fort qu'on ne percevait pas tout de suite l'ampleur de l'inquiétude.

À la fin de l'été, au temps du hareng, l'usine a dû refuser des bateaux. Pas par excès de poissons. Par manque d'employés.

 

On manque aussi de pêcheurs. Les hommes de pont sont si rares que plusieurs bateaux sont restés à quai cet été. Des crevettiers, rentables par ailleurs, sont à vendre parce qu'on n'a personne pour y travailler.

Ça sent donc la crise, mais d'un genre inédit. Lamèque, comme presque tous les villages de la péninsule acadienne, vit l'impensable: un grave manque de main-d'oeuvre. N'est-ce pas ici, naguère, où l'on peinait à faire ses 14 semaines de travail pour avoir droit à l'assurance chômage les 38 autres?

Les hommes sont partis par milliers faire fortune en Alberta. Les femmes aussi.

C'est au point où l'on prévoit construire des habitations de fortune, ici et là sur la péninsule, pour y loger des travailleurs étrangers afin d'éviter le désastre au printemps.

«Ça nous chatouille depuis trois, quatre ans, mais cette année, c'est presque la crise, et ça ne s'améliorera pas», dit Paul-Aurèle Chiasson, directeur général de l'Association coopérative des pêcheurs de l'île de Lamèque.

«On peut embaucher 375 employés au plus fort; il nous en manquait 100 tout l'été. On va devoir importer des employés. On a ciblé quatre pays: la Jamaïque, la Chine, la Russie et le Mexique.»

À 10$ ou 12$ l'heure maximum, sans avantages sociaux, arranger des crabes ou vider des harengs devient moins tentant quand le beau-frère, le cousin ou l'oncle revient dans le village avec des liasses d'argent, une chaîne en or, un pick-up chromé et un fonds de pension.

«On est en train de se demander si on ne va pas perdre notre industrie de la pêche à cause du pétrole de l'Ouest», dit M. Chiasson.

*****

Dans le Dash-8 de 50 places qui fait Bathurst-Montréal deux fois par jour, les trois quarts des passagers s'en vont travailler dans l'Ouest.

Comme mon voisin, Paul Chiasson, 49 ans, de Lamèque (il y a quelques Chiasson à Lamèque). Il va à Fort McMurray depuis un an. Il est le superviseur d'un groupe d'hommes et de femmes de ménage. Il travaille 20 jours d'affilée, 11 heures par jour, nourri, logé, puis il revient tous frais payés pour huit jours, et puis ça recommence. On est loin du travail spécialisé. Salaire? Autour des 100 000$.

«Je vais faire ça deux ans. Mais moi, je reviens à Lamèque. Ma fille de 20 ans travaille là, elle aussi, elle est tombée amoureuse d'un gars de la Saskatchewan, ils se sont acheté un condo à Calgary. Elle ne reviendra jamais. C'est comme ça pour la plupart des jeunes.

«Je connais un gars qui est entré à la coop en 1986 à 8$ l'heure. En 2002, il faisait 8,25$. Ça fait même pas une cenne par année d'augmentation! Sur les bateaux, dans les belles années, les hommes de pont se faisaient une bonne paye, mais maintenant, ils sont payés à salaire, sans fonds de pension, pour quelques semaines seulement. Qu'est-ce que vous voulez qu'ils fassent? Ils n'ont plus le goût de se faire exploiter.»

Le directeur de la coop reconnaît que les travailleurs «méritent mieux». Mais le prix du poisson et des crustacés n'est pas fameux. Il voit ses employés, 54 ans en moyenne, partir petit à petit, et il sait qu'il faut agir vite. Il fonde un espoir dans les nutraceutiques dérivés du hareng ou de la crevette - dont une huile que la coop a fait breveter.

Mais en ce moment, il se demande surtout s'il pourra commencer la prochaine saison.

Ils ne partent pas tous en douce. Une entreprise de l'Ouest a recruté d'un coup 45 personnes à Baie-Sainte-Anne, dans le Sud-Est, cette semaine. Ça fait un moyen trou dans un village de 1500 personnes.

On parle aussi d'un avion nolisé, plus gros, qui partirait de Charlo pour l'Alberta.

Retour en ville

Grande-Anse, beau port de pêche d'où l'on voit briller la Gaspésie, a perdu son épicerie cette semaine, faute de clients. Mais l'exode a aussi des effets étonnants sur l'économie.

Bathurst, ville de 12 000 habitants dans la Baie-des-Chaleurs, connaît depuis deux ans des records de vente dans le commerce de détail - avec des augmentations de 40% depuis trois ans.

«Je n'ai jamais vendu autant de voitures, me dit Daryll Stothart, concessionnaire Toyota depuis 30 ans. L'année 2007 a été ma meilleure à vie, 2008 sera meilleure encore de 20%. Et c'est dû surtout aux gens qui sont partis dans l'Ouest. Ils arrivent ici et n'ont pas de temps à perdre. L'autre jour, un homme a envoyé sa femme et sa fille en acheter chacune une! Et ils s'équipent. Je suis le concessionnaire qui a le record d'achat d'équipement de toutes les Maritimes!» me dit-il en me montrant les colonnes de chiffres.

«Pour une place qui est censée avoir beaucoup de chômage, on se débrouille bien!»

L'exode albertain a aussi un effet à la hausse sur les salaires dans la région. «Les entreprises ont peur de perdre leurs ouvriers, c'est donc bon pour la région», dit Donald Hammond, qui dirige Entreprise Chaleur, sorte de commissariat industriel à Bathurst. Les petites entreprises se sentent obligées d'offrir des régimes de retraite. Le prix des maisons augmente.

Pourtant, dans cette vieille «ville de compagnie», le moulin centenaire de la Smurfit-Stone a fermé en 2005. Il y a déjà eu plus de 1000 personnes qui y travaillaient. Il n'en restait que 275, mais le choc a été énorme. Sauf qu'au même moment, les mines se sont mises à bien aller, et avec elles plusieurs petites entreprises spécialisées. La situation économique est meilleure que dans le reste de la région. On ne vit donc ici que le meilleur de l'exode, pour ainsi dire.

Un exode qui se fait sans regrets... jusqu'à ce que le printemps arrive, et avec lui l'appel de la mer. «Quand je reviens et que je vois les bateaux partir, ça me fait un petit quelque chose, confie Paul Chiasson. Mais les choses changent tout le temps, comme la mer. Après le creux de la vague, il y a la vague qui revient.»

On est dans le creux, du côté de Lamèque. Et personne ne sait ce que la vague amènera.