Jusqu'à la toute fin de sa vie, Jacques Parizeau aura été animé par l'idée vivace de l'indépendance. Même celle des autres, comme en Catalogne, où il a effectué son dernier voyage en novembre dernier, quelques mois à peine avant sa mort.

L'ancien premier ministre et sa conjointe, Lisette Lapointe, ont été reçus à Barcelone par le gouvernement de la Catalogne à l'occasion du référendum sur l'indépendance de cette région autonome d'Espagne, le 9 novembre dernier. Ils ont rencontré les acteurs politiques indépendantistes, dont le président du gouvernement de coalition, Artur Mas; Mme Lapointe a prononcé une conférence devant les cadres du principal parti au pouvoir et ils ont été accueillis avec tous les honneurs au palais de la Généralitat (siège du gouvernement autonome catalan).

La chose est passée totalement inaperçue parce que Jacques Parizeau et Lisette Lapointe ne voulaient pas devenir le centre d'attraction des journalistes québécois intéressés par la situation politique en Catalogne.

Jacques Parizeau et Lisette Lapointe n'étaient pas les seuls Québécois à Barcelone en ce début novembre. Jean-Martin Aussant, ancien député péquiste devenu plus tard chef d'Option nationale jusqu'à sa défaite électorale de septembre 2012, avait aussi fait le voyage de Londres pour l'occasion. Proche du couple Parizeau-Lapointe, M. Aussant et sa famille ont fraternisé avec Monsieur et sa femme à Barcelone.

Pierre Karl Péladeau était lui aussi dans la capitale catalane, mais il n'a pas rencontré M. Parizeau sur place. Selon des sources catalanes, Jacques Parizeau a eu, lors de rencontres privées, de très bons mots pour PKP, affirmant à ses hôtes que ce dernier était un atout majeur pour le mouvement souverainiste québécois.

Les liens entre Jacques Parizeau et les indépendantistes catalans ne datent pas de l'automne dernier. Les dirigeants du Parti québécois, dont M. Parizeau et Bernard Landry, ont longtemps entretenu les échanges avec l'ancien président de la Catalogne et indépendantiste de la première heure, Jordi Pujol. M. Pujol, aujourd'hui âgé de 85 ans, n'est plus aux affaires et il est empêtré dans de graves problèmes judiciaires avec le fisc espagnol.

Une nouvelle génération de leaders souverainistes a pris la relève, dont Roger Albinyana, le jeune secrétaire aux Affaires extérieures de 35 ans du gouvernement catalan, qui a gardé le contact avec Jacques Parizeau, pour qui il avait le plus grand respect. M. Albinyana s'est rendu à quelques reprises au vignoble de Jacques Parizeau, à Collioure, ville du sud de la France située à 200 kilomètres de Barcelone.

Leurs conversations, évidemment, tournaient autour du projet d'indépendance de la Catalogne et même si Jacques Parizeau n'a pas joué officiellement le rôle de conseiller, on sent clairement son influence dans la démarche du gouvernement d'Artur Mas.

Premier indice: la très grande importance accordée par les indépendantistes catalans à l'offensive internationale, surtout en Europe, où ils cherchent à obtenir des appuis à leur cause. En 2013, le président Artur Mas a envoyé une lettre expliquant la démarche de son gouvernement aux 27 dirigeants européens ainsi qu'à 45 autres chefs de gouvernement, dont au Canada, en vue du référendum de novembre dernier.

Pour le moment, la récolte d'appuis est mince, pour ne pas dire nulle. Aucune capitale étrangère ne veut froisser Madrid, qui s'oppose politiquement et légalement à l'indépendance de la Catalogne et même à la tenue d'une simple consultation sur la question. La stratégie des indépendantistes catalans est la même longtemps suivie par Jacques Parizeau: annoncer ses couleurs à l'étranger, cultiver les réseaux et les contacts dans le but d'obtenir une reconnaissance au lendemain d'une victoire référendaire. Les indépendantistes catalans cherchent aussi des appuis et des alliances dans les parlements, auprès de partis sympathiques à leur cause, comme le Scotish National Party, qui vient de faire une entrée spectaculaire à Londres, mais aussi avec des partis basques et flamands.

«Quand les Catalans auront parlé et que nous aurons une majorité, il est clair que la communauté internationale devra parler et faire pression sur Madrid», a expliqué récemment à La Presse Victor Terradeles, secrétaire aux affaires étrangères au sein du parti Convergència i Unio (Convergence et union, regroupement politique dirigé par Artur Mas).

Deuxième indice: mettre le développement économique au centre de la démarche d'autodétermination, démontrer la viabilité du nouvel État indépendant et préparer, économiquement, l'après-Oui. La Catalogne, province autonome la plus prospère de l'Espagne, multiplie les missions commerciales à l'étranger et soigne ses relations avec les multinationales présentes sur son territoire.

En février dernier, par exemple, le secrétaire Albinyana a dirigé une mission commerciale avec 70 entrepreneurs catalans au Japon, en Corée et en Chine.

«C'est une stratégie à deux volets: faire des affaires et aussi expliquer ce qui se passe politiquement et quelles sont les prochaines étapes, nous a expliqué M. Albinyana. Nous rencontrons des gens d'affaires, mais nous rencontrons aussi des élus et des «think thank» pour parler de la situation.»

Sans surprise, les opposants à l'indépendance de la Catalogne affirment, comme les fédéralistes ici, que ce projet serait un désastre économique.

«La Catalogne perdrait beaucoup de sa richesse, affirme Inès Arrimadas, députée du parti Ciutadans (Citoyens), résolument attaché à l'Espagne. Quitter l'Espagne serait coûteux pour la Catalogne. La Californie ne serait pas aussi riche si elle n'était pas dans les États-Unis.»

Le président Mas a par ailleurs nommé en début d'année un commissaire à la «Transition nationale» pour préparer les négociations éventuelles avec Madrid. Autre ressemblance avec la stratégie du PQ de Jacques Parizeau: réclamer à Madrid des pouvoirs économiques et financiers, notamment, comme la gestion du port et des aéroports, mais aussi culturels.

Enfin, dernier indice: forcer la main du gouvernement central, démontrer qu'il est impossible de s'entendre et que seule l'indépendance peut satisfaire les aspirations des Catalans.

Face à l'intransigeance de Madrid, qui a déclaré illégal le référendum du 9 novembre et qui a engagé des procédures judiciaires contre le président Artur Mas, les indépendantistes catalans ont dû revoir leur plan de match et ont adopté la stratégie du fait accompli. Le «référendum» du 9 novembre est devenu une «consultation» (largement remportée par le Oui). Ensuite, question de forcer le jeu, le président Mas a annoncé des élections législatives anticipées pour le 28 septembre prochain. Puisque Madrid n'autorise pas la tenue d'un référendum, le président Mas fera de ce scrutin une élection référendaire: si la coalition de partis indépendantistes qu'il dirige remporte de nouveau une majorité, il s'appuiera sur cet appui populaire pour lancer le processus d'indépendance. L'idée d'une élection référendaire a souvent plané au PQ au fil des ans, mais ses chefs ont toujours privilégié la tenue d'un référendum en bonne et due forme. Les indépendantistes catalans préféreraient aussi utiliser cette voie, mais devant le refus de Madrid, ils préparent un plan B.

«Nous n'aimons pas l'idée d'une déclaration unilatérale, dit Roger Albinyana, mais en définitive, c'est au peuple catalan de décider et ce peuple est assez intelligent pour décider. Les Catalans sont las d'attendre. On voudrait faire un référendum pour valider le processus, mais personne ne pense qu'il est possible, en ce moment, de tenir un référendum avant la déclaration d'indépendance.»

Les plus récents sondages en Catalogne donnent le Oui en avance et une manifestation monstre (plus d'un million de personnes) à Barcelone en septembre a donné des ailes au mouvement indépendantiste.

«C'est irréversible, ça s'en va vers l'indépendance. Depuis 1998, on gagne toutes les élections», conclut Roger Albinyana.

On a beaucoup parlé de l'Écosse ces derniers mois, mais il est probable que le nouvel épicentre indépendantiste se déplace à Barcelone, le jour des élections référendaires du 28 septembre. Et la secousse pourrait être aussi forte que celle ressentie au Québec, il y a 20 ans, avec, à la tête du camp du Oui, un certain Jacques Parizeau.

Des documents largement caviardés du Conseil privé obtenus pas La Presse démontrent que le gouvernement canadien suit régulièrement les développements politiques en Catalogne.

Les documents secrets indiquent, entre autres choses, que les décisions de la Cour constitutionnelle espagnole contre le processus d'autodétermination de la Catalogne ont provoqué la colère de la population. On note aussi les efforts du gouvernement catalan sur la scène internationale pour promouvoir son option et on détaille toute sa démarche électorale et référendaire. Il est aussi question du seuil «acceptable» pour une victoire référendaire, établi à 55% par un des leaders indépendantistes catalans membre du gouvernement de coalition.

Les documents indiquent par ailleurs que les sondages donnent le Oui en avance, tout en rappelant la position ferme du gouvernement central de Madrid, qui refuse toute forme de négociation sur l'indépendance de la Catalogne. Par contre, tous les commentaires ajoutés par le Conseil privé sur la situation politique entre Madrid et la Catalogne ont été caviardés.

- Avec William Leclerc, de notre bureau d'Ottawa

Quelques dates catalanes

Juin 2010

La Cour constitutionnelle d'Espagne annule le statut d'autonomie politique et économique spécial accordé quatre ans plus tôt à la Catalogne. Plus d'un million de Catalans descendent dans les rues de Barcelone.

Septembre 2012

Nouvelle manifestation contre Madrid (plus d'un million de personnes dans les rues de Barcelone)

Septembre 2013

La Cour constitutionnelle espagnole suspend une déclaration du Parlement catalan favorable au droit du peuple catalan à se prononcer sur son avenir; nouvelle manifestation monstre à Barcelone.

Janvier 2014

Le président catalan Artur Mas annonce la tenue d'un référendum sur l'autodétermination de la région en novembre.

Septembre 2014

La Cour constitutionnelle espagnole invalide à l'avance le référendum de novembre.

Novembre 2014

Le gouvernement catalan tient une «consultation» sur l'indépendance, le Oui l'emporte à 81%.

Janvier 2015

Le président Artur Mas annonce des élections référendaires pour le 28 septembre 2015.