«Ignorez-la! Pas de geste brusque, elle va partir au prochain coup de vent, les guêpes ne piquent pas pour le plaisir.»

C'est devenu un réflexe: je dis toujours la même chose aux enfants lorsque les bestioles noires et jaunes rôdent autour de la table, attirées par le sucre des fruits, les chaudes journées d'été.

Elles finissent par partir, effectivement, et personne ne se fait jamais piquer.

«Ignore-le», s'est aussi fait dire Julie (prénom fictif) par ses collègues lorsque son patron s'est mis à bourdonner avec un peu trop d'insistance autour d'elle, il y a quelques années. Julie était alors attachée politique à Ottawa et son patron était un député du Bloc québécois.

Pendant des mois, Julie n'a rien dit, elle n'a pas fait de gestes brusques, elle a attendu que le bourdonnement cesse. Mais contrairement aux guêpes, son patron n'est pas parti butiner ailleurs, et elle a vraiment commencé à avoir peur. Après neuf mois, Julie en a eu assez et elle en a parlé à son chef de bureau. L'affaire est arrivée aux oreilles du chef du Bloc, Gilles Duceppe, qui aurait passé un savon à son député, mais le bourdonnement s'est tout de même poursuivi.

De guerre lasse, Julie a démissionné, doublement victime: harcelée sexuellement et nouvelle chômeuse. L'honorable député, lui, a continué à siéger. Dans les Parlements, il y a une hiérarchie, et les attachées politiques se retrouvent plutôt vers le bas de la pyramide, ce qui explique pourquoi elles ont le plus souvent peur de dénoncer.

Pas de plainte formelle, pas de preuves, c'est la parole d'une employée (souvent jeune et inexpérimentée) contre celle de son patron. Devinez qui sort gagnant à tout coup? Et puis, les partis politiques n'aiment pas que ce genre d'histoires se retrouve sur la place publique. Le réflexe naturel est de mettre le couvercle sur la marmite. Quand c'est possible, on mute l'employée harcelée. Sinon, tant pis pour elle.

De toute façon, si Julie (et toutes les autres femmes harcelées) avait voulu porter plainte, auprès de qui l'aurait-elle fait, vers quelle porte se serait-elle dirigée? Au Parlement fédéral, il n'existe aucune politique contre le harcèlement et les abus, et aucun organisme, bureau ou comité n'a jamais été mis en place pour traiter des cas pourtant nombreux.

En fait, il existe une telle politique au Parlement, mais elle couvre seulement le personnel non politique (les fonctionnaires, les gardiens de sécurité, les pages, les commis, les secrétaires, le personnel de soutien, etc., soit environ 15 000 personnes). Les députés et leur personnel ne sont pas couverts. Dans les bureaux de députés, on règle donc ça au cas par cas, ce qui veut dire, bien souvent, qu'on ne règle rien et que la victime finit par partir.

Au Parlement, on se renvoie la balle sur ce délicat sujet depuis des années. Récemment, le comité parlementaire sur la condition féminine a suggéré qu'une campagne de sensibilisation soit lancée sur la colline par l'entremise du secrétariat à la Condition féminine, mais le gouvernement conservateur s'y est opposé. Selon Kellie Leitch, ministre de la Condition féminine, et Tony Clement, président du Conseil du Trésor, c'est au Parlement, et non au gouvernement, de s'occuper d'une telle campagne.

La critique du Nouveau Parti démocratique en matière de condition féminine, Niki Ashton, se désolait ces derniers jours de constater qu'après tant d'années de débats, il n'y a toujours pas de politique contre le harcèlement au Parlement.

En attendant une politique, d'autres députées harcelées refuseront de porter plainte et d'autres employées politiques se feront dire d'«ignorer» leur tourmenteur jusqu'au jour où elles quitteront leur emploi.

Il faut bien être dans un parlement, l'endroit où on vote des lois pour protéger les gens, pour en arriver à une situation aussi absurde.

«Ignorer» son oppresseur? Est-ce qu'on dirait ça à un enfant victime d'intimidation à l'école? Bien sûr que non. En fait, on leur dit exactement le contraire: dénonce tes oppresseurs, fais-toi entendre, ne subis pas en silence, ne te culpabilise pas, demande de l'aide, n'accepte pas ton sort. Lorsqu'un enfant est intimidé, c'est son bourreau qui doit être puni, pas l'inverse.

Est-ce qu'on dirait, par ailleurs, comme on le dit parfois dans le monde politique à propos du mauvais sort fait aux femmes, que l'intimidation à l'école est propre à la culture du milieu scolaire? Bien sûr que non.

Les débats entourant les accommodements raisonnables et le projet de Charte de la laïcité ont été houleux, mais s'il y a une chose sur laquelle on s'entendait, c'est de rejeter l'infériorisation et l'asservissement des femmes au nom de certaines pratiques culturelles. Le même principe devrait s'appliquer en politique.