Il y a presque 30 ans, c'était en février 1984, à Ottawa, l'ancien premier ministre Pierre Elliott Trudeau est allé faire une désormais célèbre marche dans la neige, durant laquelle il concrétisa sa décision de démissionner.

L'annonce fut officialisée le lendemain, mais avant de quitter son poste, Pierre Trudeau avait fait une série de nominations partisanes, au Sénat et ailleurs dans la machine fédérale, un geste qui allait devenir un véritable cadeau empoisonné pour son successeur, John Turner.

Plus tard cette année-là, le chef conservateur Brian Mulroney avait infligé à M. Turner ce qui est encore aujourd'hui considéré comme un rare K.-O. dans un débat des chefs en répétant que le nouveau chef libéral ne s'était pas opposé à toutes ces nominations partisanes.

Ce n'est pas Pierre Trudeau qui a inventé le favoritisme politique à la Chambre haute. Ça se faisait avant lui et la pratique a continué après lui.

Depuis des décennies, le Sénat est vu comme un «nid à patronage», une planque pour amis du parti et un observatoire privilégié pour organisateurs et collecteurs de fonds. Sous Stephen Harper, le Sénat est aussi devenu la piste d'atterrissage de curieux personnages ou d'ex-vedettes de la télé reconvertis en agents promotionnels du Parti conservateur, un prix de consolation pour candidats battus aux élections et une annexe du Parti.

Mais de ça, tout le monde s'en foutait.

C'était avant que n'éclatent les scandales des dépenses, les allocations de dépenses frauduleuses, les arrangements douteux avec le bureau du premier ministre et l'utilisation systématique, aux frais des contribuables, de certains sénateurs comme porte-parole officiels du Parti conservateur.

De toute évidence, Justin Trudeau veut prendre ses distances de toutes ces histoires.

En affranchissant les 32 sénateurs libéraux restants et en leur fermant la porte du caucus parlementaire, le jeune chef libéral se libère d'abord lui-même. Il vient en plus de faire son plus gros coup depuis qu'il dirige ce parti. Cette fois, personne ne pourra l'accuser d'être à la traîne.

La solution est tellement simple qu'on se demande pourquoi on n'y a pas pensé avant. Vrai, le NPD a proposé l'automne dernier que les sénateurs deviennent indépendants, mais comme le parti de Thomas Mulcair n'a pas de sénateurs, il ne pouvait faire le geste de rupture décidé par M. Trudeau. Par ailleurs, le NPD milite surtout (c'est une position qui se défend aussi) pour l'abolition pure et simple du Sénat.

À l'époque, Justin Trudeau avait voté contre la mesure du NPD. Faut croire qu'il a «cheminé» depuis.

Bien sûr, la solution Trudeau est incomplète. Elle crée un flou sur l'appartenance réelle des sénateurs, elle ne touche pas clairement le processus de nomination (qui reste entre les mains du premier ministre) et elle occulte la question fondamentale de la réforme complète du Sénat ou de son abolition (ces questions sont devant la Cour suprême à la demande du gouvernement Harper). M. Trudeau ne s'engage pas non plus à choisir des sénateurs élus par la population, ce que certains lui reprochent aussi.

Il s'agit néanmoins d'un coup fumant parce qu'il permet aux libéraux de se sortir de cet immobilisme par rapport au Sénat et, surtout, parce que cette décision touche un réel problème: les accès et le pouvoir des sénateurs, des parlementaires non élus, qui cumulent le plus souvent d'autres fonctions professionnelles hors les murs du parlement.

À une époque où on est obsédé par l'éthique et la transparence, il est impensable que des gens qui gèrent des entreprises privées, qui siègent à des conseils d'administration ou qui travaillent dans des boîtes de lobbying aient accès, chaque semaine, à un caucus de députés et même à des ministres et au premier ministre quand leur parti est au pouvoir.

Dans son discours, Justin Trudeau dit ceci: «J'en suis venu à la conclusion que le Sénat doit être non partisan. Composé principalement d'individus réfléchis qui représentent les valeurs variées, les perspectives et les identités de ce merveilleux pays. Indépendant de toute influence.»

On se rapproche beaucoup du mandat premier de la Chambre haute, tel que défini à l'origine: un contrepoids à la Chambre des communes, composé de gens méritants, qui révise les projets de loi, protège les régions et les minorités et débat d'enjeux sociaux, pas une courroie de transmission bêtement partisane des partis politiques et encore moins un appareil électoral au service du chef.

En attendant les grandes réformes ou l'abolition, si nous devons vivre avec un Sénat, la solution Trudeau est peut-être la plus réaliste pour le moment.