Une commission d'enquête sur les liens entre l'industrie de la construction et le monde politique dont le procureur en chef est un avocat représentant une ville visée et des entreprises du milieu ciblé, c'était, pour reprendre une expression anglophone, un accident qui attendait le bon moment de se produire.

Et voilà, l'accident vient de se produire, avec la démission de Me Sylvain Lussier. Un beau dérapage dont la commission Charbonneau aurait très bien pu (aurait dû, surtout) se passer. Ce n'est pas uniquement la faute de Me Lussier, toutefois. Le blâme revient en grande partie à celle qui l'a nommé.

Comment un avocat très en vue d'un grand cabinet de Montréal, qui a représenté la Ville de Montréal, qui s'est impliqué dans des dossiers touchant des géants du monde de la construction, qui continuait, tout en étant procureur en chef d'une enquête publique, de mener des mandats pour des entreprises intéressées par le Plan Nord pouvait-il, en même temps, être à la tête de l'équipe juridique d'une opération aussi délicate que la commission Charbonneau? Procureur en chef d'une commission d'enquête de cette importance, ça devrait être un job à temps complet, non? Me Lussier, lui, avait apparemment le temps de faire un peu de business, à son cabinet privé, avec des entrepreneurs qui veulent investir dans le Nord.

Évidemment, une commission d'enquête paye moins que le secteur privé. Pour un procureur de haut vol, c'est un «sacrifice», mais ne devrait-on pas exiger de lui une loyauté et une disponibilité totales? Procureur en chef d'une commission comme celle-ci, ce n'est pas un sideline, tout de même.

D'autant que les raisons qui ont poussé Me Lussier à démissionner hier étaient connues avant sa nomination (pas difficile de vérifier la liste de ses clients!). Au cas où cela aurait néanmoins échappé à la juge Charbonneau et à ses conseillers, mes collègues Fabrice de Pierrebourg et Vincent Larouche ont publié, le 10 août, un article étoffé faisant état des possibles conflits d'intérêts touchant Sylvain Lussier.

Admettons que la nomination de Me Lussier était une erreur de bonne foi (ce qui est déjà douteux), pourquoi l'avoir maintenu en poste après le 10 août, une fois que de sérieuses apparences de conflits d'intérêts ont été connues? Pourquoi vivre avec cet accident qui attend le moment propice de se produire? Qui accepterait de rouler à 140 km/h sur l'autoroute en sachant qu'une de ses roues est mal boulonnée? Qui a protégé Me Lussier, dont la commission Charbonneau aurait très bien pu divorcer il y a deux mois?

Me Lussier admet lui-même, dans sa lettre de démission, qu'il était l'objet «de possibles apparences de conflits d'intérêts», ce qui, en soi, aurait dû le convaincre de se retirer il y a deux mois.

«Comme vous le savez, écrit-il, certains doutes ont été soulevés à mon sujet quant à de possibles apparences de conflits d'intérêts dus à d'anciens dossiers n'ayant aucun rapport avec le mandat de la Commission. Après mûre réflexion, même si ces doutes n'ont aucun fondement, factuel ou juridique, il m'apparaît que l'intérêt public sera mieux servi si je me retire comme procureur en chef de la Commission, de façon à éviter toute possibilité que ma participation puisse mettre en doute de quelque façon que ce soit l'intégrité des travaux de celle-ci.»

Aucun rapport? Avoir été avocat de la Ville de Montréal, épicentre de la corruption, d'un géant de l'asphalte (où l'on a perquisitionné hier!) et d'entrepreneurs du Plan Nord, tout cela n'a aucun rapport?

La juge Charbonneau croit-elle vraiment cela? A-t-elle vraiment accepté de mettre en péril la crédibilité de sa commission pour garder Me Lussier, elle qui doit pourtant savoir qu'elle doit laver plus blanc que blanc?

Et puis si les activités professionnelles de Me Lussier ne suffisaient pas à convaincre la juge Charbonneau, elle aurait pu agir lorsque celui-ci a promis publiquement que la Commission allait révéler «du croustillant» ou quand il a répliqué par média interposé à Jacques Duchesneau en pleine campagne électorale.

S'il y a pourtant une leçon à tirer de la commission Gomery, dont Sylvain Lussier était pourtant membre, c'est qu'il faut absolument éviter toute sortie publique nuisible à l'impartialité d'un tel exercice.