Michael Ignatieff a peut-être gagné ce qu'il voulait (éviter des élections et obtenir une occasion de défaire le gouvernement tôt cet automne), mais le moins que l'on puisse dire, c'est que cette «victoire» lui a tout de même coûté cher.

Heureusement que le chef libéral ne jouait pas au strip poker contre le premier ministre Stephen Harper parce qu'il ne lui resterait plus ce matin que les chaussettes... Disons qu'il a beaucoup exposé son jeu et ses faiblesses pour arracher ce qu'il recherchait.

En dévoilant ses «exigences» lundi, M. Ignatieff a visé tellement large, il a laissé tellement de portes de sortie à Stephen Harper que celui-ci s'est dégagé de ce faux piège sans faire de véritable compromis sur le fond des demandes, en particulier sur un élargissement de l'accessibilité au régime d'assurance emploi.

Campé au départ dans une position ferme (adopter la règle des 360 heures travaillées partout au Canada pour se qualifier à l'assurance emploi), le chef libéral a bifurqué vers une liste de demandes floues: que le gouvernement dévoile avant l'été sa réforme à l'assurance emploi, qu'il détaille les dépenses des projets d'infrastructures, qu'il précise son plan pour contrer la pénurie d'isotopes médicaux et son plan pour rétablir l'équilibre budgétaire.

Tout ce que M. Ignatieff a obtenu, de cette liste, c'est l'engagement de M. Harper de former un comité pour étudier la possibilité d'élargir l'assurance emploi aux travailleurs autonomes.

Exit les 360 heures. Exit les autres demandes. Si ce n'était que ça, Michael Ignatieff aurait perdu sur toute la ligne et il s'apprêterait à passer un très long été.

Ce qui lui permet de sauver la mise, toutefois, c'est d'avoir évité des élections estivales dont personne ne voulait sauf le Bloc et le NPD, tout en obtenant la garantie d'avoir une autre occasion de défaire le gouvernement en temps plus propice, à l'automne.

M. Ignatieff n'a rien obtenu pour les chômeurs, mais il a gagné un échéancier électoral prévisible pour l'automne. Selon toute vraisemblance, le gouvernement tombera en septembre, à l'occasion du dépôt d'un troisième rapport d'étape du plan de reprise économique, et nous retournerons aux urnes en octobre.

Joli coup, à condition, bien sûr, que les chômeurs oublient au cours de l'été que le chef libéral a abandonné leur cause pour mieux positionner son parti en vue de la prochaine ronde électorale.

Le chef du Bloc, Gilles Duceppe et son collègue du NPD, Jack Layton, eux, n'oublieront pas, c'est garanti. Leur stratégie électorale est déjà toute dessinée pour septembre: Ignatieff, Harper, c'est pareil!

Dans l'immédiat, cependant, les électeurs retiendront davantage que le chef libéral a préservé le pays contre une AUTRE campagne électorale, en plein été qui plus est, alors que le NPD et le Bloc étaient déterminés à faire tomber le gouvernement. On a beaucoup répété cette semaine que le déclenchement des élections était entre les mains de Michael Ignatieff, mais les deux autres partis de l'opposition portaient eux aussi cette responsabilité.

Les analystes analyseront, les commentateurs commenteront, c'est normal et souvent utile à la réflexion pour la suite des choses. Mais hier soir, dans les bulletins d'information, les électeurs ont vu le mot ENTENTE écrit juste au-dessus de la tête de MM. Ignatieff et Harper. Dans les circonstances, pour les libéraux, le mot ENTENTE est certainement préférable à ÉLECTIONS.

À partir du moment où Michael Ignatieff avait décidé, le week-end dernier, qu'il ne provoquerait pas d'élections, ce qu'il avait dit à ses collaborateurs, deux options s'offraient à lui: avaler la couleuvre et faire survivre le gouvernement ou essayer de forcer le jeu par la négociation. C'est la première fois, d'ailleurs, en cinq ans de gouvernement minoritaire, que le chef de l'opposition officielle négocie la survie du gouvernement avec le premier ministre.

Évidemment, le Bloc et le NPD sont furieux contre le chef libéral, mais ils ne seront pas mécontents, eux non plus, d'éviter des élections le 27 juillet. En plus, en laissant à Michael Ignatieff le soin de sauver le gouvernement Harper, MM. Duceppe et Layton ont fait provision de munitions pour la prochaine campagne électorale.

Chez les libéraux, on se disait heureux hier d'avoir planté le décor et même d'avoir écrit le scénario pour des élections à l'automne. Cela dit, on admettait aussi que Michael Ignatieff a mal joué ses cartes devant Stephen Harper en reculant sur ses demandes pour l'assurance emploi.

Pour les stratèges libéraux, la semaine aura été utile. C'était, en quelque sorte, un match hors concours qui aura permis de voir les faiblesses de leur chef.

Dans l'entourage de Michael Ignatieff, un autre point fait l'unanimité: la prochaine fois, il n'aura d'autre choix que de défaire le gouvernement, sinon il risque d'être frappé par le syndrome Stéphane Dion.

Rendez-vous en septembre, donc, pour le début de la campagne électorale.

Encore un mot sur la négociation Ignatieff-Harper, juste pour soulever un aspect cocasse.

Le premier ministre s'est engagé à former un comité pour étudier l'éventuel élargissement du régime d'assurance emploi aux travailleurs autonomes.

Michael Ignatieff s'est satisfait de ce compromis. Mais ce n'en est pas vraiment un, du moins pas de la part du premier ministre, puisque cette ouverture aux travailleurs autonomes fait partie des engagements électoraux des conservateurs. M. Harper a donc «plié» sur un de ses propres engagements!

Quant aux libéraux, ils ont aussi songé à inclure les travailleurs autonomes en 1998, sous le gouvernement Chrétien. Le ministre du Développement des ressources humaines de l'époque, Pierre Pettigrew, avait toutefois perdu cette bataille contre son collègue des Finances, Paul Martin.