Nos voisins anglophones ont deux tabous qu'ils résument, avec pudeur, par de simples lettres, comme le «F word» ou le «N word».

Au Québec, sur la scène politique, nous avons aussi un tabou, le «mot en D». D pour déficit.

Les trois principaux partis en lutte dans cette campagne ne s'entendent pas sur les mesures budgétaires à mettre de l'avant en priorité ou même sur l'état des finances publiques, mais ils sont unanimes sur une chose: le retour au temps des déficits est impensable.

L'équilibre budgétaire, c'est la nouvelle religion, et évoquer le «mot en D» relève dorénavant de l'hérésie. Le parti qui oserait admettre que nous nous dirigeons vraisemblablement vers un déficit commettrait un suicide politique en direct.

Pourtant, le gouvernement fédéral avance maintenant cette hypothèse, et celui de l'Ontario est retourné dans le rouge en toute transparence.

L'atteinte du déficit zéro, à la fin des années 90, c'est en quelque sorte la dernière grande réalisation, le plus grand projet de société du Québec, au prix de lourds sacrifices. Pas très excitant comme projet de société, mais néanmoins nécessaire à une époque où les finances publiques s'en allaient chez le diable.

La rigueur et la discipline montrées à l'époque par les Québécois les servent très bien aujourd'hui, en cette période d'incertitude financière. Nos finances sont saines, la cote de crédit du Québec, par conséquent, est bonne et la prudence est devenue ici un réflexe.

La contrepartie, négative, c'est que l'on n'ose plus prononcer le mot «déficit», quitte à jouer avec les chiffres et à faire preuve d'une créativité comptable qui vire à la manipulation pour cacher le «D» maudit.

Quitte, aussi, à faire preuve d'un optimisme électoraliste dangereux et à porter des lunettes roses. La religion, celle du déficit zéro dans ce cas-ci, exige des croyants des actes de foi parfois carrément irréalistes.

Comment, en effet, croire Jean Charest quand il nous dit que la crise économique s'en vient, qu'elle nous frappera, qu'il faut d'ores et déjà prendre des mesures budgétaires d'urgence, mais que, par ailleurs, nous pourrons maintenir les mêmes services publics, les mêmes dépenses, sans avoir à augmenter le moindre tarif, que ce soit pour les garderies, l'université ou l'électricité? Y aurait-il une imprimerie à billets dans le sous-sol du ministère des Finances? La fameuse sacoche de Monique Jérôme-Forget serait-elle, en fait, une poche de hockey?

Du côté de l'opposition, Mario Dumont et Pauline Marois ne dérogent pas non plus à la doctrine du déficit zéro, mais ils ont au moins la franchise de dire que cela se fera à un prix: des compressions dans les dépenses de l'État. Mme Marois ne les chiffre pas, elle ne les détaille pas plus, alors que Mario Dumont, lui, parle ouvertement de coupes de deux milliards.

Cette hantise des déficits est malsaine parce qu'elle prive le gouvernement du Québec d'une option fondamentale en gestion publique: la possibilité d'utiliser la marge de crédit les mauvaises années et d'avoir des surplus les bonnes, comme le font les citoyens et les entreprises.

L'équilibre budgétaire à tout prix fausse la donne parce qu'il pousse à des manipulations comptables absurdes et cyniques.

L'important devrait être d'avoir une bonne performance budgétaire à long terme plutôt que de faire des acrobaties pour maintenir un équilibre artificiel à court terme, de budget en budget.

Faire des déficits n'est pas une maladie honteuse. Au contraire, cela témoigne d'une confiance en ses moyens de remonter la pente. Pourvu que l'on considère le déficit comme un outil, comme une marge de crédit, non pas comme une politique budgétaire en soi.

Chose certaine, les premiers ministres des provinces, réunis aujourd'hui à Ottawa à l'invitation de Stephen Harper, entendront parler du spectre du déficit qui plane au-dessus du gouvernement fédéral. Une réalité qui permettra d'ailleurs à M. Harper de freiner les attentes de ses collègues.

Une telle rencontre au sommet est toujours importante.

Elle l'est, cette fois, encore plus pour Jean Charest, qui interrompt sa campagne électorale quelques heures pour faire valoir les intérêts du Québec.

Les attentes de Jean Charest sont volontairement basses. Il voudra surtout insister sur la nécessité d'un programme d'aide pour le secteur manufacturier.

À Québec, on dit aussi que le fédéral est trop tatillon dans le programme d'infrastructures, qu'il met trop de temps à s'engager, ce qui retarde les projets. Jean Charest passera le message, dit-on.

On laisse de plus entendre que Jean Charest ne sera pas malheureux, dans le contexte électoral, de rappeler que le Québec ne veut rien savoir d'une commission des valeurs mobilières pancanadienne, si Stephen Harper revient avec ce projet.