Caroline Dufour déteste être « pognée » dans un bouchon. Au point de dormir dans son bateau pour éviter le pont Mercier.

Faut dire que le pont Mercier est très souvent en réparation. Mais pas juste le pont. En fin de semaine, la liste des routes fermées à Montréal donnait le tournis : une partie de l'échangeur Turcot, la bretelle de l'autoroute 15 Sud pour l'autoroute 720 vers le centre-ville, la rue Saint-Jacques, dans les deux directions, entre Saint-Rémi et de Courcelle, deux voies sur quatre sur l'autoroute Bonaventure en direction ouest, la rue Wellington, en direction ouest, entre Queen et Duke, un tronçon de l'autoroute 13... Je ne vous apprends rien. Montréal n'est pas hockey, il est travaux. Dans le seul arrondissement de Ville-Marie, j'ai compté 32 chantiers. Trente-deux sur près de 600 gérés par la Ville, sans parler des 390 autres menés dans les arrondissements.

Et qui dit chantiers dit embouteillages et perte de temps. Quand ce n'est pas pétage de plombs. La congestion est onéreuse, polluante et dangereuse.

Au palmarès des villes les plus embouteillées, Montréal se classe troisième au Canada, derrière Vancouver et Toronto, les grandes gagnantes du pare-chocs à pare-chocs. Mais le savoir ne console pas. D'autant que le pire est à venir avec la construction de l'échangeur Turcot, du pont Champlain et de l'échangeur Saint-Pierre.

« J'en pouvais pus de Montréal », m'a dit Caroline Dufour, dont les coordonnées m'ont été données par l'Ordre des conseillers en ressources humaines agréés, qui a récemment sondé ses membres, des professionnels en gestion du personnel et en relations industrielles, sur l'impact des travaux routiers. Le résultat, vous vous en doutez, est désastreux : retard, stress, abandon d'emplois.

Caroline a quitté son quartier, Rosemont, il y a quatre ans. Elle loue une maison au bord de l'eau, dans le coin de Châteauguay, où elle habite 10 mois sur 12. L'été, pendant la saison des travaux, elle dort dans son bateau, à Vaudreuil-sur-le-Lac, pour éviter le pont Mercier.

« Avec le trafic et la construction, ça me prenait quasiment le même temps, aller et revenir de Rosemont que de Châteauguay. Et j'ai trouvé une maison au même loyer que mon demi-sous-sol. » - Caroline Dufour

Directrice des services aux jeunes au Bon Dieu dans la rue, un organisme qui aide les jeunes sans-abri, Caroline travaille au coin d'Ontario et Papineau. Quand tout va bien, elle met 40 minutes pour se rendre au boulot. Si elle emprunte la 30, la 132 et le pont Jacques-Cartier, ça lui fait un peu plus de 100 km aller-retour. Par la 138 et le pont Mercier, c'est autour de 80 km. Mais la 138 est ultracongestionnée et l'accès au pont Mercier par la réserve de Kahnawake est bloqué par des Peacekeepers, presque tous les jours, entre 6 h 30 et 8 h 30, m'a-t-elle dit. « Ils se mettent à l'entrée du village, te demandent où tu vas, et si tu dis que tu vas à Montréal, ils te revirent de bord et te disent d'aller prendre la 138. »

Les jours où elle doit arriver au bureau à 8 h, ce qui n'est pas souvent le cas, heureusement, c'est un « calvaire ». Son trajet peut lui prendre deux fois plus de temps. Et le transport en commun n'est pas une solution. « Aussi long que l'auto, sinon plus. »

Alors, on fait quoi ? On prend son mal en patience.

C'est en tout cas ce que fait Caroline et des milliers d'autres travailleurs comme Denis Vincent, un informaticien de Repentigny qui travaille à Saint-Laurent, chez Quincaillerie Richelieu. Plus de 120 kilomètres par jour aller-retour. Au bout des nerfs ? Non, je dirais résigné. Ça fait plus de 20 ans qu'il fait ce trajet matin et soir.

« J'aime ce que je fais même si je déteste le trafic », confesse-t-il. À vrai dire, Denis Vincent déteste surtout les « nonos » au volant, ceux qui causent des accidents parce qu'ils veulent aller trop vite et conduisent comme des pieds. « Si les gens étaient plus civilisés, il y aurait moins d'accidents. J'ai compté jusqu'à sept accidents dans une même journée. Mon record. »

Le matin, pour arriver à l'heure au boulot, il quitte la maison à 5 h 45. Il prend le pont Le Gardeur, le boulevard Gouin jusqu'à la 40, et la 40 jusqu'à la 13. Du boulevard Lacordaire jusqu'à la 13, c'est à la queue leu leu. Peu importe l'heure du jour.

- Vous n'avez jamais songé à déménager ?

- Oui, ça m'a tenté, mais je ne retrouve pas ailleurs l'environnement, le calme, la tranquillité que j'ai à Repentigny.

- Et le transport en commun ?

- Pourri. La pire des solutions. Ça me prendrait deux heures et demie, trois heures pour me rendre.

Malgré tout, à 64 ans, M. Vincent espère travailler encore longtemps chez Quincaillerie Richelieu.

Stéphanie Thibault, elle, n'a pas ce courage. Un jour, elle en a eu tellement marre de traverser le pont pour se rendre en ville qu'elle a quitté son emploi. Analyste informatique, elle travaillait jusqu'en 2014 chez Sid Lee dans le Vieux-Montréal. En trouvant un boulot à 15 minutes de chez elle, à Châteauguay, elle a gagné une bonne heure de sommeil et réduit son kilométrage de moitié. De 80 à 40 kilomètres par jour. « Je capote ! »

Après le travail, elle a le temps d'aller au parc, de faire les devoirs avec sa fille de 6 ans et de préparer le souper. Revenir en arrière ? Jamais. Même si son nouveau travail est moins payant. « J'ai aussi moins de dépenses : pas de stationnement à payer, moins d'essence et moins d'usure sur ma voiture. Aujourd'hui, dès que je vois du trafic sur le pont Mercier ou sur le pont Champlain, j'angoisse. »

Dormir dans un bateau, perdre un temps fou dans le trafic ou changer de job, ça n'est pas la solution au problème de congestion. Mais ça illustre à quel point les bouchons nous empoisonnent la vie. Et ça donne envie de prendre un « break » des cônes orange. Surtout quand on sait que plusieurs chantiers s'éternisent parce qu'ils sont mal gérés, comme celui le cas de la rupture d'une conduite d'Hydro sur le boulevard Saint-Laurent, au coin de la rue Laurier, qu'on a mis plus de quatre mois à réparer, ou encore de l'asphalte posé sur la rue des Écores qu'on a enlevé trois semaines plus tard. Deux exemples parmi tant d'autres.

Pour réduire la congestion et améliorer la fluidité du trafic, il y a plusieurs solutions, à part une meilleure planification des travaux, comme miser sur les transports collectifs, lutter contre l'étalement urbain et décourager l'utilisation de la voiture. Mais la réputation et l'image de la ville sont en jeu. Il ne faudrait pas que Montréal devienne, comme on l'entend de plus en plus souvent, une ville à éviter à tout prix. Une ville synonyme de cônes orange, de maux de tête, de stress, de bouchons et de détours. Une ville devenue impraticable.

En attendant, dormir dans un bateau est encore un des moyens les plus agréables de fuir les embouteillages...

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, LA PRESSE

Stéphanie Thibault en avait tellement marre de la congestion routière qu'elle a démissionné de son travail dans le Vieux-Montréal pour accepter un poste moins payant à Châteauguay, près de sa maison.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Denis Vincent, de Repentigny, doit quitter la maison à 5 h 45 pour arriver à l'heure au travail, dans l'arrondissement de Saint-Laurent.