Rarement a-t-on vu autant de turbulences dans l’industrie canadienne du transport aérien ! Après l’offre d’achat du conglomérat Onex pour WestJet lundi, c’était au tour d’Air Canada d’annoncer l’acquisition de Transat A.T. hier.

À la veille de la prochaine campagne électorale fédérale, les astres sont alignés pour qu’Ottawa revoie l’ensemble de sa politique du transport aérien pour s’assurer que la concurrence est au rendez-vous. Car en ce moment, les consommateurs sont nerveux.

Déjà le prix des billets d’avion au pays est parmi les plus élevés au monde : le Canada se classe en 97e position sur 130 pays, selon un rapport du Forum économique mondial. La disparition d’un concurrent risque de faire monter les tarifs d’un cran. C’est la loi de l’offre et de la demande.

« Je suis inquiet que la capacité fonde et que les prix grimpent. C’est particulièrement préoccupant pour le marché européen », dit Gábor Lukács, fondateur d’Air Passenger Rights, dont les plaintes à l’Office des transports du Canada ont forcé des avancées considérables des droits des voyageurs.

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Ensemble, Air Canada et Air Transat contrôleraient presque les deux tiers du marché en ce qui concerne l’Europe. Le plus proche concurrent, Air France-KLM, n’arriverait qu’à la cheville du nouvel acteur.

La situation est moins inquiétante pour les corridors les plus achalandés, comme Montréal-Paris, où l’on compte d’autres transporteurs, comme Corsair.

Mais c’est une autre histoire en ce qui concerne certaines destinations très prisées des vacanciers qu’Air Transat a développées au fil des ans, comme Barcelone ou Athènes. Air Canada vole maintenant vers ces destinations sous la marque Rouge… avec de vieux appareils énergivores où les passagers sont installés comme des sardines. Air Canada serait-elle tentée de les mettre au rancart pour les remplacer par ceux d’Air Transat, réduisant du même coup la capacité ?

Si tel est le cas, attachez vos ceintures, les prix vont s’envoler.

« Mais le Bureau de la concurrence pourrait exiger que certains de ces créneaux soient laissés à la concurrence, sans le nommer à WestJet, qui a déjà commandé des appareils. Ça va juste leur permettre de se développer plus vite, avec Onex comme bailleur de fonds », indique Jacques Roy, professeur spécialisé en transport à HEC Montréal.

Vers les destinations soleil, Air Canada et Air Transat disposeraient de presque la moitié du marché, devant ses principaux concurrents Sunwing et WestJet. Mais pour les Québécois qui préfèrent un vol direct, il ne resterait que deux choix.

Il faudra donc que le Bureau de la concurrence fasse une analyse pointue, corridor par corridor, pour s’assurer que la transaction passe la rampe.

« Techniquement, il n’y a pas de seuil précis où c’est anticoncurrentiel. Mais quand on regarde le marché, l’addition des deux peut certainement faire en sorte de le dépasser », estime Mehran Ebrahimi, professeur au département de management et de technologie de l’École des sciences de la gestion de l’UQAM (ESG UQAM).

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Vous me direz que le Bureau a donné son aval, il y a 20 ans, à la fusion d’Air Canada et Canadian, même si Air Canada s’est retrouvée avec plus de 80 % des parts du marché intérieur.

Mais il faut dire que le transporteur de l’Ouest était au bord de la faillite depuis plusieurs années. Pour éviter la perte de 16 500 emplois, Ottawa avait suspendu la Loi sur la concurrence pour 90 jours afin de laisser les deux entreprises négocier.

C’est à ce moment qu’Onex avait tenté de les rafler toutes les deux. Mais la transaction a avorté, parce que l’appui d’American Airlines ne respectait pas les règles de propriété étrangère.

Toujours est-il qu’Air Canada a finalement racheté Canadian pour devenir le transporteur dominant au Canada, une position dont elle a bien profité par la suite. Quand CanJet a lancé des liaisons dans l’Est, Air Canada lui a livré une féroce guerre de prix. Le Bureau de la concurrence l’a rabrouée… mais trop tard. « CanJet avait déjà déclaré forfait », rappelle M. Roy.

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Alors que d’autres changements majeurs se dessinent dans l’industrie aérienne, comment peut-on favoriser la concurrence ?

« Je suis partisan du “cabotage” depuis longtemps », répond M. Lukács. Par exemple, un transporteur européen qui quitte Paris pour Montréal, avant de continuer vers Toronto, pourrait avoir le droit d’embarquer des passagers canadiens sur la portion du vol intérieur au Canada.

« Ça ferait en sorte qu’il serait plus rentable pour les transporteurs étrangers de venir au Canada », estime M. Lukács.

Si on veut faire baisser le prix des billets, il faudrait aussi revoir le mode de fonctionnement des aéroports. « De 22 à 24 % du prix des billets dépend de taxes et de frais », rapporte Mohamed Reda Khomsi, professeur au département d’études urbaines et touristiques de l’ESG UQAM. Une bonne partie de cette facture découle des frais aéroportuaires qui sont particulièrement élevés au Canada. Il s’agit d’une belle vache à lait pour Ottawa, qui perçoit un loyer de 12 % de recettes, même s’il s’est complètement dégagé de la responsabilité des aéroports.

« Il faudrait miser davantage sur les aéroports satellites, comme celui de Saint-Jean-sur-Richelieu, qui coûtent moins cher », estime le professeur. Autrement, les voyageurs canadiens continueront de traverser la frontière par millions chaque année pour décoller d’un aéroport américain.