Si les timbres étaient gratuits, accepteriez-vous que le facteur ouvre votre courrier en échange ? Le laisseriez-vous lire toutes vos lettres et copier les renseignements qui l'intéressent avant de recacheter discrètement vos enveloppes ?

Bien sûr que non ! Pourtant, c'est comme ça que ça marche sur le web. Les services de messagerie gratuite et les médias sociaux ne se gênent pas pour se mettre le nez dans votre correspondance.

Évidemment, il n'y a personne chez Google ou Facebook qui lit vos communications d'un bout à l'autre. Ce travail de fouine est effectué par un algorithme qui « scanne et analyse vos communications » pour détecter des mots-clés qui permettront de « vous envoyer de la publicité et de mieux comprendre vos intérêts », explique par exemple Yahoo ! aux utilisateurs de son service Yahoo Mail.

Vous écrivez sur vos projets de voyage ? Sur vos problèmes de couple ? Sur vos ennuis de santé ? Rien ne leur échappe ! Difficile d'imaginer pire comme intrusion dans la vie privée.

Et ce n'est qu'une facette de l'univers obscur du Big Data. Sur le web, les géants de la publicité ciblée suivent à la trace votre empreinte numérique pour mieux vous comprendre... et vous faire consommer.

Si le gouvernement espionnait ainsi leur vie pour les manipuler, les citoyens dénonceraient ce comportement digne du roman d'anticipation de George Orwell 1984. Mais les multinationales de la technologie, elles, épient les consommateurs sans trop s'attirer leurs foudres.

« Big Data is watching you ! »

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Tous les jours, les Google et Microsoft de ce monde portent atteinte à la vie privée des consommateurs, dénonce Option consommateurs qui publiait, hier, une étude sur le prix de la gratuité sur le web.

L'organisme a passé au crible les politiques de vie privée de 10 entreprises qui ont généré 82 % de la publicité sur l'internet au Canada : Google, Facebook, Microsoft, Yahoo !, LinkedIn, Twitter, Kijiji, Amazon, Pinterest et Imgur.

« Selon nous, certaines de leurs pratiques ne sont pas conformes aux lois canadiennes en matière de vie privée », insiste l'auteur de l'étude, Me Alexandre Plourde.

L'avocat reconnaît qu'il est tout à fait légitime d'utiliser des renseignements personnels pour offrir un service sans frais aux consommateurs. Le problème, c'est que les entreprises dépassent les bornes.

Elles récoltent trop de renseignements.

La loi stipule que les entreprises ne peuvent amasser que des renseignements qui sont nécessaires au fonctionnement de l'entreprise. Mais sur le web, les sociétés s'autorisent à récolter à peu près toutes les informations possibles et imaginables sur leurs utilisateurs.

Les mots-clés utilisés dans des moteurs de recherche, les vidéos visionnées sur YouTube, les achats réalisés sur l'internet, les mentions « j'aime » laissées un peu partout sur le web.

Les internautes ne sont pas conscients de l'ampleur des données récoltées sur eux, même si les lois canadiennes précisent qu'ils doivent donner leur consentement éclairé à cette collecte d'information.

C'est que les multinationales ne sont pas assez transparentes, dénonce Option consommateurs. Plusieurs cachent leur politique sur la vie privée dans un petit lien en bas de la page. Peu d'internautes se donnent la peine de lire ces documents longs et complexes. De toute façon, ils sont coincés : s'ils refusent, ils n'auront pas accès au service gratuit.

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Il existe bien certains mécanismes de retrait. Mais ils sont méconnus, compliqués ou carrément inefficaces.

Par exemple, vous pouvez configurer votre navigateur pour qu'il refuse ou efface les témoins à la fin de votre session. Mais cela altérera votre expérience sur le web. Et de toute façon, les entreprises ont une foule d'autres outils pour vous espionner : des témoins « flash », des « super témoins », des pixels invisibles. Impossible de les déjouer tous !

Autrement, les internautes peuvent cliquer sur l'icône « Choix de pub » (« AdChoices ») qui figure à côté des publicités pour refuser en bloc d'être pistés par les entreprises qui adhèrent à cette initiative de l'Alliance de la publicité numérique du Canada. Mais ce n'est qu'un programme volontaire.

Ils peuvent aussi activer la fonction « Do not track » de leur fureteur. Mais bien des entreprises ne respectent pas ce signal. Dommage.

Bref, il n'y a pas de solution miracle. À moins de migrer vers des entreprises qui ne les pistent pas comme le moteur de recherche duckduckgo, les internautes sont à la merci des multinationales du web.

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Les risques sont plus grands qu'on pense. Les consommateurs peuvent être victimes de discrimination si un cybercommerçant décide de leur demander un prix plus élevé en fonction de leur profil. Ils peuvent aussi être soumis à des tentations trop fortes : imaginez un joueur compulsif qui recevrait des publicités de casinos en ligne.

La loi force les entreprises à obtenir le consentement « exprès » des consommateurs avant d'utiliser des renseignements plus sensibles. Mais ici encore, elles ne respectent pas les règles. On a vu des femmes enceintes recevoir des publicités sur les tests de grossesse ou encore des personnes en difficultés financières, des publicités sur les faillites.

Malgré tous ces accrocs, Option consommateurs n'a pas l'intention d'entamer un recours collectif.

L'organisme suggère plutôt aux internautes de se plaindre directement aux multinationales du web ou encore au Commissariat à la protection de la vie privée du Canada. Encore faudrait-il que le gouvernement lui donne plus de moyens, si on veut que le chien de garde de la vie privée montre ses dents.