Déjà, il n'est pas facile de faire valoir ses droits aux petites créances. Mais ceux qui gagnent ne sont pas au bout de leurs peines. Trop souvent, leur victoire se termine en queue de poisson, car ils sont incapables de faire exécuter leur jugement.

Laissez-moi vous raconter une mésaventure qui illustre à la perfection ce problème récurrent.

Vingt copropriétaires du projet de la Bruère, à Boucherville, ont eu toute une surprise, en 2010, quand la Ville les a informés que leur foyer n'était pas conforme à la réglementation. Incapables de s'entendre avec le promoteur, Habitation Classique, ils ont donc procédé aux travaux et l'ont ensuite poursuivi pour 5000 $ chacun.

Mais une fois en cour, ils se sont aperçus que l'entreprise présente sur la Rive-Sud depuis 35 ans a la vilaine habitude de changer de coquille juridique à répétition en conservant toujours un nom très semblable.

Bonne chance pour éclaircir l'impressionnante chaîne de transformation de l'entreprise au fil des ans ! « À en perdre son latin », a bien résumé la juge.

Chose certaine, l'entité poursuivie est désormais vide. Même si les copropriétaires ont gagné sur toute la ligne en 2014, ils n'ont pas récupéré un cent. « Il n'y a rien à saisir, à part une vieille filière », m'a confié l'un des copropriétaires, André Campeau, qui a envoyé deux fois un huissier pour tenter de faire exécuter son jugement.

Voilà une belle perte de temps pour les justiciables, mais aussi pour l'État, car le litige a nécessité trois jours d'audience et plusieurs conférences téléphoniques avec la juge qui a dû passer un temps fou à démêler ce spaghetti et à rédiger une décision étoffée de 50 pages.

Au bout du compte, tout le monde a dépensé de l'argent et le seul gagnant, c'est le coupable !

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« C'est un vrai problème. Quand on a un jugement, ça ne veut pas dire qu'on a le chèque qui vient avec », dit Pierre-Claude Lafond, professeur de droit à l'Université de Montréal.

Avant 1995, le gouvernement s'occupait lui-même de l'exécution des jugements aux petites créances. Mais ce service gratuit a disparu dans une vague d'austérité, ce qui a permis d'économiser à peine 500 000 $ par année, se désole Yannick Labelle, analyste à l'Union des consommateurs.

Aujourd'hui, les coûts sont une barrière sérieuse à l'exécution des jugements.

Lorsqu'une entreprise refuse de payer dans les 30 jours, le consommateur doit s'adresser à un huissier qui peut lui demander un dépôt de 200 et 800 $. Si l'huissier arrive à ses fins, il ajoutera sa facture au montant de la créance et remettra le dépôt au client.

Celui qui a gagné sa cause n'aura donc rien à payer. Mais si la saisie retombe à plat, le « gagnant » devra alors éponger la facture de l'huissier... même s'il n'a pas récupéré son argent.

Bref, c'est un quitte ou double. « L'exécution du jugement fait que le consommateur doit souvent débourser davantage que le montant en cause », raconte Mme Labelle.

Notez que les honoraires des huissiers sont encadrés par la loi. Mais pour économiser, les consommateurs devraient en choisir un qui est installé près de la personne à saisir, pour limiter les frais de transport.

Autre conseil : favorisez la saisie de salaire, dit André Bizier, président de la Chambre des huissiers de justice du Québec. Plus simple et plus efficace que de courir après des meubles. D'ailleurs, il est possible de faire appel au greffier de la cour qui vous aidera à remplir vous-même l'avis d'exécution à envoyer au débiteur et à son employeur.

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Mais fréquemment, les démarches des huissiers sont vaines. Les entreprises ont recours à toutes sortes de pratiques déloyales pour éviter la saisie. Un exemple ? Deux sociétés partagent la même adresse. Quand on vient saisir la société A, tous les biens appartiennent à la société B. Et vice versa.

Avant de lancer une poursuite, il faut donc toujours vérifier si l'entreprise est solvable et saisissable.

Mais rien ne dit que l'entreprise ne changera pas de nom en cours de route. « Dans la construction, la compagnie se crée le temps d'un projet et ferme ensuite. Le dirigeant repart son projet suivant avec une autre entreprise, et ainsi de suite », expose Me Lafond.

De cette manière, l'entreprise se met systématiquement à l'abri d'éventuelles poursuites. La loi, bof !

Tout cela mine la confiance des citoyens envers le système de justice, et les petites créances en particulier.

Cela enlève beaucoup de poids à la Loi sur la protection du consommateur que Québec s'évertue à mettre à jour. Bien sûr, il s'agit d'une excellente initiative. Mais à quoi bon peaufiner la loi et encourager les consommateurs à s'en servir, s'ils n'arrivent pas à faire respecter la décision du juge ?

Devrait-on réintégrer l'exécution du jugement à même les petites créances ? Peut-être. Mais cela ne réglerait pas tous les problèmes.

Miser sur la médiation est une piste de solution, avance Me Lafond. « On a un plus grand contrôle sur l'issue du dossier. Et souvent, le chèque est remis sur-le-champ », dit-il. Sauf que la majorité des entreprises refusent la médiation. Alors, comment rattraper les entreprises fautives qui ne veulent pas payer ? Il n'y a pas de solution simple. Mais il est dommage que Québec n'ait pas attaqué cet enjeu de front dans le cadre de la récente réforme du Code de procédure civile.