Dans un budget, les baisses d'impôts sont toujours mises en évidence, idéalement en présentant les chiffres sur cinq ans pour arriver avec des montants énormes qui frappent l'imaginaire.

Mais quand il est question d'augmentation d'impôts, c'est drôle comme le vocabulaire devient plus flou. Au lieu d'une augmentation pure et simple, on parle soudain d'une «modulation» ou d'un «recentrage».

Ça fait aussi mal, mais ça saute moins aux yeux. C'est ainsi que 75 000 travailleurs autonomes incorporés et petites entreprises devront payer environ 200 millions de plus par année. Pourtant, cette augmentation d'impôts n'a pas fait couler beaucoup d'encre après le dépôt du budget à Québec, la semaine dernière, s'étonne le fiscaliste Murray Sklar, affilié au cabinet d'avocats Starnino Mostovac.

Il s'agit tout de même d'une hausse d'impôt de près de 2700$ par tête de pipe. Une différence importante pour tous les médecins, dentistes, informaticiens et autres professionnels qui sont incorporés.

Pour bien saisir la portée des changements, il fallait lire attentivement le point 2.1.2 des renseignements additionnels du budget, intitulé «Ajustement corrélatif et recentrage de la DPE vers les sociétés des secteurs primaire et manufacturier».

Attendez, je vous explique.

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Au Québec, le taux général d'imposition des sociétés s'élève à 11,9%. Mais les petites entreprises ont droit à une réduction de 3,9 points de pourcentage sur leur première tranche de revenus annuels de 500 000$, ce qui abaisse leur taux d'imposition à 8%.

Pour stimuler la croissance économique, Québec a décidé de réduire le taux d'imposition de toutes les sociétés. À partir de 2017, le taux baissera graduellement de 0,4 point de pourcentage pour atteindre 11,5% en 2020. À terme, cela réduira le fardeau fiscal des entreprises de 122 millions par année.

Pour favoriser la création d'emplois, Québec va aussi accorder des allégements fiscaux d'environ 220 millions aux PME. Mais quelqu'un va financer ces cadeaux: ce sont les travailleurs autonomes incorporés et les entreprises qui emploient moins de quatre employés à temps plein. Les sociétés du secteur primaire ou manufacturier ne sont pas visées, mais celles qui sont dans le domaine des services et de la construction seront touchées.

En fait, elles perdront la déduction pour petites entreprises (DPE). Leur taux d'imposition provincial grimpera donc de 8% à 11,9%. Un bond de 47%.

Pourquoi ce changement? Pour corriger une iniquité, expose la Commission d'examen sur la fiscalité québécoise, qui allait même plus loin en proposant que le recentrage vise les entreprises ayant moins de cinq employés.

Il faut comprendre qu'un «nombre significatif de travailleurs autonomes ou de professionnels s'incorporent afin de bénéficier des avantages fiscaux d'exercer ses activités au moyen d'une société», expliquait la Commission dans son rapport final.

«L'incorporation leur donne accès à certaines possibilités de planifications fiscales permettant notamment le report d'imposition, ce qui constitue un avantage fiscal significatif. Les salariés ne peuvent recourir à l'incorporation permettant de tels avantages.» Bref, c'est injuste.

En plus, les professionnels ne sont généralement pas à la tête d'une entreprise en croissance qui cherche à créer des emplois. Alors, pourquoi leur accorder la DPE dont c'est l'objectif premier?

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Reste à voir comment tout cela s'harmonisera avec le taux d'imposition des dividendes que le propriétaire de l'entreprise doit payer lorsqu'il sort l'argent de son entreprise.

Comme il y a deux taux d'imposition sur les revenus des sociétés, il y a aussi deux taux qui s'appliquent sur les dividendes.

Présentement, un professionnel incorporé doit payer 19% d'impôt sur sa première tranche de 500 000$ (8% à Québec + 11% à Ottawa). Mais s'il a besoin de cet argent pour vivre, sa société lui versera un dividende qui sera imposé à un taux combiné de 39,8%. Au bout du processus, il aura versé 51,2% d'impôt, expose Daniel Laverdière, directeur principal, Planification financière et service-conseil, chez Banque Nationale Gestion privée 1859.

Ce taux est légèrement supérieur au taux d'imposition maximal d'un salarié (49,9%). Mais si le propriétaire laisse fructifier beaucoup d'argent dans sa société durant de longues années, le report d'impôt rend l'incorporation attrayante sur le plan fiscal.

Pour les revenus supérieurs à 500 000$, c'est une autre paire de manches. La société est frappée d'un taux plus élevé (26,9%). Mais le taux d'imposition est moins élevé (35,2%) lorsque l'entreprise verse un dividende à son actionnaire.

Pour s'assurer de ne pas payer le «gros» taux deux fois, le propriétaire de la société doit garder la trace de l'impôt payé sur chaque tranche de revenus, une opération délicate. Avec les changements annoncés, ce sera encore plus difficile à démêler.

Mais les règles ne sont pas encore claires. Les sociétés qui perdront la DPE et paieront le «gros» taux sur leur première tranche de 500 000$ de revenus devront-elles payer aussi le «gros» taux sur le dividende? Cela les mènerait à un taux combiné de 53,5% qui pourrait entraîner une vague de désincorporations.

Québec ajustera-t-il les règles du jeu? De quelle façon? Le ministère des Finances se penche présentement sur ces petites questions techniques...