Kinh Ho Quan s'est présenté au palais de justice de Montréal, jeudi matin, vêtu d'un manteau portant l'inscription «Fuck Canada».

Condamné à cinq ans de prison, l'artisan d'un stratagème frauduleux de flip immobilier qui a ruiné des dizaines de Québécois naïfs et fait perdre des millions à la Société canadienne d'hypothèques et de logement (SCHL) est ressorti de la cour au bras d'un agent d'incarcération.

En 2008, j'avais exposé tous les rouages de son réseau Syncomonde dans un dossier sur le flip immobilier, un fléau qui est malheureusement devenu très fréquent à la faveur du boom immobilier.

Cinq ans après la publication de mes articles, les victimes ne peuvent pas encore crier victoire, même si Ho Quan et ses principaux complices ont tous plaidé coupable à différents chefs d'accusation criminels, ce qui n'est pas rien.

Dans le cadre de son enquête, la Gendarmerie royale du Canada (GRC) a retracé quelque 80 transactions suspectes d'une valeur de 18 millions de dollars. Les policiers en ont analysé 20 qui se sont toutes révélées frauduleuses.

Le réseau Syncomonde utilisait une combine qui consiste à acheter et à revendre simultanément une propriété afin d'obtenir une hypothèque gonflée, à l'aide de prête-noms et de documents falsifiés.

Ultimement, la personne qui s'est laissé convaincre d'agir comme prête-nom, en échange de quelques milliers de dollars, se retrouve en faillite. Et la SCHL, qui assure l'hypothèque, accuse une perte.

L'enquête de la GRC sur Syncomonde a permis de démanteler tout le réseau et d'épingler Robert Sauvé, ancien employé de la Banque Nationale, ainsi que deux courtiers hypothécaires, Daniel Levasseur et Guy Cyr. Le bras droit de Ho Quan, Hermel Bossé, a aussi plaidé coupable à des accusations de fraude. Il devrait connaître sa sentence en novembre.

Alors, tout est bien qui finit bien? Pas vraiment. Complètement lavés, les prête-noms se débattent encore comme des diables dans l'eau bénite. Et la SCHL n'a pas récupéré ses billes.

Notaires poursuivis

La SCHL poursuit trois notaires qui ont instrumenté une série des transactions qui ont tourné au vinaigre. Elle réclame 2,4 millions à Jérôme St-Gelais, 2,4 millions à Edgar Laquerre et 682 000$ à Yvan Barabé.

La SCHL espère ainsi être remboursée par le Fonds d'assurance responsabilité professionnelle de la Chambre des notaires du Québec, qui couvre les notaires qui ont commis une faute.

Mais le Fonds conteste les réclamations, estimant que la SCHL n'a pas fait toutes les vérifications diligentes dans les transactions en cause. Le Fonds considère donc que la SCHL doit assumer une certaine part de responsabilité. Il refuse de payer la note au complet et préfère laisser un tribunal trancher. Alors, les procédures s'étirent et coûtent très cher en frais d'avocat...

Par exemple, pour établir la responsabilité du notaire Edgar Laquerre, la SCHL a demandé l'accès à des renseignements sur son compte en fiducie. Mais le notaire s'y est opposé, arguant que ces renseignements sont protégés par le secret professionnel.

Le litige est monté jusqu'à la Cour d'appel. La Chambre des notaires et le Barreau sont même intervenus dans le procès. En fin de compte, le tribunal a déterminé qui s'agissait, à première vue, d'un cas de fraude exploitant une faille du système de vérification de la SCHL. Dans ce cas, le secret professionnel ne peut pas servir de «protection en faveur d'un professionnel fautif au détriment d'un client».

Le notaire a donc remis les documents à la SCHL. Mais bien sûr, ce sera au juge qui entendra la cause sur le fond de trancher si «le notaire a été naïf ou fautif», comme le précise la Cour d'appel.

Pendant ce temps, Edgar Laquerre est passé devant le comité de discipline de la Chambre des notaires. Le notaire, qui avait été sanctionné en 2007 dans une affaire de flip immobilier, a été radié pour quatre mois en 2012. Cette période est maintenant écoulée. Le notaire demeure inactif, mais il pourrait faire une demande pour recommencer à pratiquer.

Ouvert en septembre 2009, le dossier disciplinaire d'Yvan Barabé n'a pas encore abouti, ralenti par des remises, notamment pour des raisons médicales. Pour l'instant, il n'y a pas de nouvelles dates d'audience de prévues. Mais le notaire, qui a fait faillite, ne pratique plus.

Fait surprenant, Yvan Barabé était membre du conseil d'administration de la Chambre jusqu'en 2011, alors que le comité de discipline se penchait sur ses agissements. La Chambre des notaires explique qu'elle ne dispose d'aucun outil pour exclure du CA un membre qui fait l'objet d'une plainte du syndic. Espérons que cela changera avec la réforme du Code des professions...

Quant à Jérôme St-Gelais, il n'y a aucune démarche disciplinaire à son encontre.

Failles du système

Toute cette histoire de magouille immobilière fait ressortir les failles dans les remparts qui devraient protéger le public.

Si la SCHL avait envoyé un évaluateur visiter la maison, au lieu de se fier à une évaluation produite par son système informatique, elle se serait peut-être aperçue que le prix de la résidence et l'hypothèque étaient gonflés.

Mais cela n'excuse en rien le notaire, dont le mandat est d'éclairer les deux parties dans la transaction. S'il avait joué son rôle de conseiller franc et honnête, les prête-noms ne seraient certainement pas tombés dans le panneau.

Et si les banques avaient été plus vigilantes, elles auraient peut-être décelé plus rapidement les transactions suspectes. La Banque Nationale affirme qu'elle a agi avec la meilleure diligence dans ce dossier complexe.

Or, des documents de cour établissent que, dès 2005, la Banque avait avisé son employé Robert Sauvé de ne plus traiter avec certaines entreprises douteuses. Par la suite, il a ficelé 45 transactions suspectes. Pourquoi avoir attendu deux ans avant de le suspendre? Pourquoi ne pas l'avoir supervisé plus étroitement?

Pour être remboursée par la SCHL, la Banque est maintenant obligée de poursuivre les prête-noms qui eux-mêmes doivent poursuivre le réseau de fraudeurs et les notaires. Mais comme plusieurs ont fait faillite, ils risquent de ne jamais revoir la couleur de leur argent.

Enfin, si toutes les enquêtes et les procédures avaient été plus rapides, peut-être aurait-on empêché Ho Quan de récidiver. En mars 2013, les policiers de Laval ont arrêté de nouveau l'homme de 58 ans d'origine vietnamienne. Une autre histoire d'hypothèques et de faux documents.

Qu'est-ce qu'un flip immobilier?

Les fraudeurs repèrent une maison qui vaut moins cher que les propriétés comparables dans le quartier, disons 200 000$, pour ne pas éveiller les soupçons de la Société canadienne d'hypothèques et de logement (SCHL) qui vérifie la valeur des maisons à l'aide d'un système informatique.

Entre-temps, les fraudeurs identifient une personne naïve qui leur servira de prête-nom pour racheter l'immeuble à un prix artificiellement gonflé, disons 325 000$. Souvent, ils ciblent des immigrants récents qui ont une situation financière précaire.

Ils promettent au prête-nom une commission de 5000$, parfois moins, en lui disant qu'il n'aura jamais à s'occuper de la maison ni à faire les paiements hypothécaires. À l'aide de faux documents, le réseau embellit le profil du prête-nom, ce qui lui permet d'obtenir une hypothèque élevée, disons de 315 000$, assurée par la SCHL.

Le jour même, les fraudeurs achètent (200 000$) et revendent la maison (325 000$), et empochent le surplus de financement (115 000$) au passage. Quand ils cessent de faire les paiements, le prête-nom se retrouve avec l'hypothèque sur le dos. Il est incapable de rembourser, même en revendant la maison puisque sa valeur est bien inférieure à celle du prêt. La banque met le prête-nom en faillite, puis se fait rembourser sa perte par la SCHL, qui assurait le prêt.