Devrait-on arrêter de traduire les documents financiers en français au Québec? Le ministre des Finances, Nicolas Marceau, a clairement répondu "non" la semaine dernière. Mais le débat se poursuit en coulisse dans l'industrie du courtage.

L'Association canadienne du commerce des valeurs mobilières (ACCVM) n'en démord pas. Elle voudrait qu'on élimine l'article 40.1 qui a été inséré dans la Loi sur les valeurs mobilières du Québec en 1983.

À l'époque, le gouvernement de René Lévesque voulait s'assurer que les Québécois aient accès à des renseignements en français lorsqu'ils achètent des titres dans le cadre d'un premier appel public à l'épargne ou d'une émission publique. Une question de protection du public.

Or, l'Association estime que cette obligation de traduction est un anachronisme. L'ACCVM voudrait qu'on adopte «l'approche européenne». Grosso modo, les sociétés hors Québec pourraient offrir leurs titres aux Québec en traduisant uniquement un résumé d'environ cinq pages.

L'industrie plaide qu'en forçant la traduction de tous les documents en français, le Québec se tire dans le pied.

Son argument-choc: les coûts de traduction sont si élevés que les entreprises boudent les investisseurs québécois. Les entreprises doivent traduire non seulement leur prospectus, une brique de plus de 100 pages, mais aussi plusieurs autres documents financiers des deux années précédentes.

Dans certains cas, la traduction coûte plus de 200 000$, un montant significatif quand on sait qu'une émission coûte environ 350 000$ en frais fixes et de 4 à 5% en frais variables, pour un total de 5 millions de dollars sur une émission de 100 millions.

Plutôt que de se casser la tête avec la langue de Molière, plusieurs entreprises hors Québec n'offrent tout simplement pas leurs titres aux Québécois. Sur 2599 prospectus déposés au Canada depuis 4 ans, 1206 n'ont pas été déposés au Québec, soit 46%.

En conséquence, les investisseurs québécois sont privés d'occasions de placement. Remarquez, ils peuvent quand même acheter les actions de ces sociétés à la Bourse de Toronto, mais ils n'ont accès à aucun document financier en français. En outre, ils doivent payer une commission à leur courtier, ce qui n'est pas le cas lorsqu'ils achètent dans le cadre d'une émission publique, car le courtier est rémunéré directement par l'émetteur.

Par le fait même, l'ACCVM ajoute que la place financière du Québec est perdante, car les courtiers d'ici ne touchent pas leur part de rémunération sur un grand nombre d'émissions publiques. Ainsi, l'industrie estime que le fameux article 40.1 ne fait que marginaliser la place financière du Québec, qui a déjà perdu beaucoup de lustre par rapport à l'Ontario.

Mais attention! Quand on regarde la valeur des placements (plutôt que le nombre de prospectus déposés), on constate que les Québécois ont été privés de seulement 8% de la valeur des émissions canadiennes, fait ressortir l'Association canadienne des juristes-traducteurs qui tient dur comme fer au maintien de la traduction intégrale. L'Association du Jeune Barreau de Montréal lui a d'ailleurs accordé son soutien la semaine dernière.

À la lumière de ces chiffres, les juristes-traducteurs concluent que les firmes qui ne déposent pas de prospectus au Québec sont surtout de petites entreprises qui s'adressent principalement aux investisseurs de leur région. Vu sous cet angle, le problème semble beaucoup moins criant pour les Québécois.

Mais les courtiers ne sont pas d'accord. Ils citent de nombreuses entreprises importantes qui ont levé le nez sur le Québec. C'est le cas d'Iamgold qui a exclu le Québec d'une récente émission, malgré le fait qu'elle a des activités importantes dans la province, dont la mine Doyon. Frustrant!

Est-ce une raison suffisante pour changer les règles du jeu?

En adoptant l'approche européenne, les investisseurs québécois gagneraient peut-être l'accès à une foule de plus petites émissions d'entreprises hors Québec qui n'auraient plus à traduire leurs documents en français (les firmes québécoises seraient encore tenues de le faire).

Mais les Québécois perdraient au change. En effet, les plus grandes sociétés de la Bourse de Toronto dont le siège social est à l'extérieur du Québec seraient tentées de ne plus traduire leur prospectus en français, comme elles le font présentement. Déjà, la moitié des 100 plus grandes entreprises canadiennes ne se donnent pas la peine de traduire leur rapport annuel en français.

Au bout du compte, les Québécois seraient obligés de lire leurs prospectus en anglais ou de s'en tenir à un sommaire de cinq pages en français, ce qui est bien mince pour résumer des informations aussi complexes.

Certains diront que, de toute façon, peu d'investisseurs lisent vraiment le prospectus avant de prendre une décision de placement. Dommage! Mais il est vrai que les prospectus sont rédigés dans un jargon d'avocat indigeste. Il faudrait peut-être s'y attaquer, épurer les documents, écrire pour que tout le monde comprenne. Tout cela réduirait les coûts de traduction.

Et si les coûts de traduction sont réellement prohibitifs pour les sociétés hors Québec, peut-être pourrait-on assouplir l'article 40.1, mais seulement pour les petites sociétés qui n'en ont vraiment pas les moyens.

Mais évidemment, la question de la langue est éminemment politique. Verra-t-on le Parti québécois reculer sur un enjeu aussi délicat, alors que le gouvernement libéral avait dit haut et fort qu'il n'accepterait jamais ces changements à la Loi sur les valeurs mobilières? J'en doute.