Mon père est mort le 20 janvier 2000. Après les funérailles, il a été incinéré. Ses cendres ont été déposées dans une urne. Ma mère l’a placée sur la tablette de la cheminée, dans le salon. À quelques pouces de l’endroit où mon père a passé le plus de temps, dans la maison, allongé devant le feu de foyer. On s’est dit qu’au printemps, on allait enterrer ses cendres au cimetière, devant la pierre tombale. Le printemps est venu :

« Maman, faudrait bien enterrer Papa…

– Oui, oui… »

Ma mère ne semblait pas pressée. L’été a passé. Papa est resté dans le salon. On s’est dit qu’on allait le faire, le 4 novembre, jour de son anniversaire. L’hiver a passé. Papa était toujours sur le foyer. On s’est dit qu’on allait le faire l’été suivant. Les étés se sont succédé. L’urne n’a pas bougé.

Au début, je trouvais ça étrange de voir ce qu’il restait de Papa, chaque fois que j’allais visiter Maman. Puis je me suis habitué. Puis je me suis dit que Papa devait être content.

Mon père n’aimait pas sortir. Il était bien chez lui. Il n’a jamais vu New York, ni Paris, ni Londres, ni Bangkok. Le plus loin qu’il est allé, c’est à Kennebunk. Forcé par ma mère, pour que les enfants puissent se baigner dans la mer. Le reste de l’année, il était dans la maison. Le matin, il allait travailler et le soir, il revenait au domicile. Les week-ends, il les passait entre la chambre et le salon. Son monde, c’était ça. Mon père ne faisait pas de rêves. Mon père s’en faisait, tout court. Il s’en faisait pour l’argent. Il s’en faisait pour les enfants. Il s’en faisait pour Maman. Il était toujours chez lui, comme un sauveteur est toujours assis dans sa chaise de surveillant de baignade. Prêt au pire. C’était sa façon de se rassurer. De vivre son anxiété. On aurait bien aimé qu’il s’active un peu. Qu’il joue avec nous. Qu’il accompagne ma mère dans toutes ses passions. Dans ses voyages, dans ses musées, dans ses théâtres, à ses cours de taï chi. Ça ne lui tentait pas. Son rôle à lui, c’était d’être là, quand on revenait de nos joies :

« Pis comment c’était ?

– C’était vraiment le fun ! »

Il souriait. Il était content. Pour lui, c’était assez. C’était comme s’il avait été avec nous. Heureux comme un sauveteur, quand il n’a pas eu à se lever de sa chaise de la journée. Ça veut dire que tout s’est bien passé.

Quand mon père se déplaçait, c’était pour nous conduire quelque part, pour aller nous chercher. Entre ces deux moments, il était l’oiseau qui guettait le nid.

La dernière fois qu’il a quitté la résidence familiale, c’est pour aller à l’hôpital. Et 24 heures plus tard, il s’est éteint. La mort ne fut qu’un bref détour pour se retrouver dans son salon. Il y est resté presque 20 ans. Il faut croire que ma mère ne voulait pas s’en séparer. Pourtant, leur amour ne fut pas un long fleuve tranquille. Ils étaient si différents qu’il y a eu souvent du mauvais temps. Mais jamais, jamais, ils n’ont envisagé de se quitter. Ma mère qui, si souvent, trouvait ça lourd d’avoir un mari qui voulait toujours rester chez lui, n’est pas parvenue à s’en détacher. Elle est morte l’été passé. Dans sa chambre. L’urne de papa y était aussi.

Lundi dernier, c’était l’inhumation des cendres de Maman. Et des cendres de Papa. Ma mère aura toujours été la seule à être capable de faire sortir mon père de chez lui. Il n’y a que la destination et la durée qui varient. Au lieu de Kennebunk, c’est le cimetière du Mont-Royal. Au lieu d’une semaine, c’est l’éternité. J’oubliais, la raison n’est pas la même non plus. Ce n’est pas pour que les enfants se baignent dans la mer. C’est pour que les parents se baignent dans la lumière.

Il faisait beau, lundi. Très beau. Le soleil réchauffait notre grande peine. Toute la famille a dit un mot, les proches aussi. À mon tour, je leur ai parlé :

« Papa, toi qui aimais tant fumer, tu dois être content de finir en cendres. Et Maman, toi qui aimais tant jouer dans la terre, tu dois être contente de finir en jardin. Merci pour tout. Merci surtout pour avoir fait mon frère, Bertrand, et ma sœur, Dominique. Ensemble, on va vous continuer. »

Puis, on les a recouverts de terre. Mon père et ma mère. Ça ressemble à la fin, mais c’est le début. Gabrielle, l’une des quatre filles de mon frère, attend un enfant. Il saura où aller voir ses arrière-grands-parents. Derrière le pavillon, sous le grand arbre. Ils y seront. Mon père n’est pas sorteux. Et ma mère est partout.

Bonne fête à tous les pères. Autant à ceux qui sont en feu qu’à ceux qui sont en cendres. Merci d’être là. Toujours là.