Talbot est le plus petit des élèves de 3e secondaire du Collège de Montréal. Il est même plus petit que plusieurs des petits en 1re et 2e secondaire. C’est un doué. Bolé en mathématiques. Cheveux blonds avec la coupe René Simard, démodée depuis déjà quelques années. Des taches de rousseur plein le visage, il pourrait jouer le petit dans les films américains.

Talbot a une passion. Une gigantesque passion. C’est le basketball. Pendant que tous les autres élèves du Collège rêvent au hockey, lui, il rêve au basket. Bien qu’il ne mesure pas beaucoup plus que 5 pi.

Quand vient le temps de former l’équipe de basketball du Collège de Montréal, Talbot n’est pas sélectionné. C’est certain, c’est juste les grands qui en font partie : Degrave, Charbonneau, Jutras, L’Écuyer…

Après les entraînements, auxquels, bien sûr, il n’est pas convié, Talbot se rend dans le gymnase et s’exerce tout seul. Il drible, fait des montées, des paniers. Il peut rester là pendant des heures, à s’imaginer qu’il joue pour le team. Finalement, il y a toujours un surveillant qui arrive pour lui répéter qu’on n’a pas le droit d’être seul dans le gymnase. Talbot continue de jouer quand même, en espérant impressionner le surveillant, tellement qu’il en parlerait au prof d’éducation physique qui viendrait le voir, à son tour, et déciderait de l’ajouter à la formation.

Malheureusement, le surveillant le regarde à peine. Il regarde plutôt sa montre : « Envoye, Talbot, dégage ! »

Talbot ramasse son ballon, la tête penchée, il quitte le Collège en vitesse, arrive chez lui et se remet à jouer dans l’entrée de garage.

L’équipe Bleu et or de basketball du Collège de Montréal est plus bleue qu’or. Dernière au classement des écoles secondaires. Par contre, tous les membres ont de très bonnes notes en latin. Le sport n’est pas la priorité de la maison. On insiste plus sur le côté scolaire.

Après une cinquième défaite de suite, le grand L’Écuyer va voir le coach. Il lui dit que les gars sont inquiets, stressés. Le prochain match est contre le collège Notre-Dame, l’équipe en tête, et les boys ont peur d’en manger toute une. Il faut faire quelque chose pour éviter le massacre. Le coach veut bien, mais il ne voit pas quoi. L’Écuyer a une idée. L’Écuyer sait que Talbot est un brillant joueur de basket. C’est son ami. Il va jouer parfois chez lui. Talbot a beau être petit, il est rapide et précis. Quand il joue, un contre un avec lui, malgré les 8 po qui les séparent, L’Écuyer se fait toujours dominer. Alors il propose son nom : 

« Coach, il faudrait aller chercher Talbot.

— Talbot ? Ti-Ta ? Voyons donc ! C’est plus un jockey qu’un joueur de basket. Si on va chercher du renfort, ce serait plus Langlois. C’est le plus grand gars du Collège.

— Langlois a beau faire 6 pi 3 po, il n’a jamais touché à un ballon de sa vie, il préfère lire La Pléiade au complet, c’est pas un sportif, tandis que Talbot passe sa vie avec un ballon dans les mains. La moitié des gars, dans l’équipe, ne comprend pas encore les règlements, tandis que Talbot sait tout du basket. Il en mange.

— Si tu y tiens tant, on peut bien le mettre sur la liste des remplaçants.

— Si on veut avoir une petite chance de ne pas se faire laver, il faut qu’il joue. Il faut qu’il soit de la formation partante.

— Et il va prendre la place de qui ?

— De moi. »

L’Écuyer est vraiment un très bon ami de Talbot. Voilà que sans s’être jamais entraîné avec le Bleu et Or, Talbot fait partie des cinq joueurs sur le terrain, au début du match contre Notre-Dame. Talbot a su hier qu’on lui donnait sa chance. Il n’a pas dormi. Il a passé la nuit à faire des paniers dans sa tête. Il est prêt. Les gars de Notre-Dame n’en reviennent pas combien il est petit. Ils s’échangent des regards amusés. Ça va être un carnage.

Le match commence. Talbot s’empare du ballon. Un trois points ! Tout le monde rit. Quel merdeux ! Le match se poursuit. Painchaud, la vedette de Notre-Dame, étourdit tous ses adversaires. Sauf Talbot, qui lui subtilise le ballon. Et fait un panier. Ça rit moins. Les gars du Collège, sur les lignes de côté, se mettent à crier : « Ti-Ta ! Ti-Ta ! Ti-Ta ! » L’Écuyer sait que Talbot haït son surnom. Il parle à ses coéquipiers :

« Les gars, appelez-le pas comme ça ! C’est pus ça, son surnom.

— C’est quoi, son surnom ? »

Quand L’Écuyer joue tout seul contre Talbot, il l’appelle Star, parce qu’il joue comme une star :

« Appelez-le Star ! »

Star ! Star ! Star ! Talbot est propulsé. Il est si petit que l’équipe adverse peine à lui enlever le ballon. On dirait qu’il est relié à ses mains avec une corde. Notre-Dame n’avait pas prévu l’effet Talbot. Ses joueurs sont pris de cours par le court ! Victoire de 88 à 84 du Collège de Montréal. Le miracle s’est produit.

Personne n’a jamais plus appelé Talbot Ti-Ta. Ce fut Star jusqu’à la fin des classes. Le Collège n’a pas gagné le championnat, mais il a fait les séries. Talbot a transformé l’équipe. Il n’avait pas seulement des freckles de film américain, il en avait aussi le destin.

Depuis, chaque fois que je regarde un match de basketball, je pense à Talbot. Je pense que la passion a toujours raison. J’ai beaucoup suivi la NBA, au temps des belles années de Jordan. Après, ça venait moins me chercher. Puis comme des milliers de Québécois, je suis retombé en amour avec le sport, il y a quelques semaines. Lors du septième match de la série entre Toronto et Philadelphie. J’avais décidé de regarder la partie, parce qu’un septième match, c’est un septième match. Et j’ai vu, en direct, le jeu des jeux.

PHOTO FRANK GUNN, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Kawhi Leonard a donné la victoire aux Raptors de Toronto lors du septième match contre les 76ers de Philadelphie, le 12 mai dernier.

Avec 4,2 secondes à faire à la rencontre, c’est l’égalité 90 à 90, Gasol, des Raptors, remet à Kawhi Leonard. Il déborde les joueurs des Sixers. Lance le ballon. Les 4,2 secondes sont écoulées. Le temps suspend son vol, mais le ballon continue le sien. Il rebondit sur le cerceau, 2 fois à droite, 2 fois à gauche. Puis tombe dans le panier. Victoire de Toronto !

Comme Talbot, personne n’avait vu venir les Raptors. Et ils sont toujours là. Et tout le Québec prend pour eux. Oui, pour une équipe de Toronto ! Ce que la passion peut faire. Elle transforme le petit en géant. Go Raptors Go !