Un après-midi d'hiver 1974. Dehors, il fait noir. Dedans, il fait silence. Nous sommes une centaine d'étudiants dans la grande salle d'étude du Collège de Montréal. Tout le monde rédige ses devoirs. Sauf moi. Je les ai finis depuis une bonne heure. Mais j'écris quand même. J'écris mon journal. Pas mon journal personnel. Non, mon journal international. Comme La Presse !

J'ai eu le temps de pondre un éditorial sur René Lévesque, une critique du film Lacombe, Lucien de Louis Malle que je suis allé voir au cinéma avec ma soeur, et là je termine une chronique sur les Flyers de Philadelphie intitulée : « Le règne de la violence ».

Trois papiers pas si maladroits que ça pour mes 12 ans. Trois papiers que personne ne lira. Ils iront rejoindre les milliers que j'ai chez moi dans des grands cartables à anneaux. J'écris pour écrire.

En racontant l'histoire, j'ai l'impression d'en faire partie. J'écris pour trouver ma place. J'écris pour me donner un rôle. J'écris pour prouver que j'existe. Pas aux autres. À moi.

« Tu devrais faire un article sur Bobby Orr. »

Je sursaute. C'est le surveillant. Il est dans mon dos et lit ma copie. Je rougis. Je range rapidement mes papiers et prends mon livre de géographie. La dernière fois qu'un surveillant m'a surpris ainsi, j'écrivais une colonne sur Michel Fugain et le Big Bazar. Il m'a grondé parce que je ne faisais pas mes devoirs, a saisi mon article et l'a jeté aux poubelles.

« Cache pas tes feuilles, montre-les-moi. »

Je lui tends mes griffonnages, en me pourfendant en excuses : 

« Désolé monsieur Dubois. Je sais que je devrais étudier à la place, mais c'est plus fort que moi, j'aime ça raconter ce que j'aime.

- C'est bien fichu. Et tu fais quoi avec ça ?

- Rien. C'est juste pour moi. Quand j'écris sur ce que j'aime, on dirait que je l'aime encore plus après. Ça me fait du bien.

- En as-tu d'autres ? »

J'ouvre mon pupitre et lui donne la pile rédigée la semaine dernière : 

« Pas pire du tout... Qu'est-ce que tu dirais d'écrire dans le journal ?

- Dans quel journal ?

- Ben, le journal étudiant du collège.

- Y'a pas de journal étudiant au collège...

- On va en faire un ! »

Deux semaines plus tard sort le premier journal étudiant du Collège de Montréal. Le Croc-Mort. Je sais, ça s'écrit pas comme ça, mais nous on l'écrit ainsi. C'est notre irrévérence d'élèves turbulents. Un journal bien rudimentaire. Une trentaine de pages 8 1/2 sur 11 brochées ensemble. J'en signe la moitié. Il y a aussi les dessins de Gaudreau, les échos de Charbonneau, les avis de Beaudry...

Une belle gang de nerds réunie autour de notre mentor : monsieur Dubois. Il nous laisse écrire tout ce que l'on veut. Pourvu qu'il n'y ait pas de faute. On le vend 10 sous. Et le pire, c'est que nos confrères l'achètent. Ils sacrifient un sac de chips pour lire nos niaiseries. Y'a même des boys qui viennent me dire qu'ils me trouvent drôle ou touchant.

Je savais que quand j'écris, je me faisais du bien à moi. Je viens d'apprendre que quand j'écris, je peux faire du bien à d'autres que moi. Et ça me fait encore plus de bien. C'est ce que j'ai appris de plus important au Collège de Montréal. Et c'est grâce à monsieur Dubois.

Pierre Dubois n'est pas un guide comme les autres, c'est un guide qui nous permet de nous perdre. Dans nos passions.

Pour les écriveux, il a créé le journal étudiant. Pour les parleux, il a créé la radio étudiante. Pour les sportifs, la ligue de football. Pour les artistes, il a monté Le petit prince. Et monsieur Dubois est bon dans tout. Il écrit, parle, joue au football et au théâtre. Il a le même coeur que nous. Un coeur d'enfant.

Après tout, il n'a qu'une dizaine d'années de plus que nous. Une recrue de 24 ans. Avec une barbe et les cheveux longs. Dans le cadre strict des Sulpiciens, il est une révolution. Il a fait entrer la vie au Collège. Elle n'en ressortira plus. Lui non plus.

Moi, je suis parti au cégep. Puis le droit. Puis la revue Croc. Je vais partout où l'écriture me mène. Lui continue d'inspirer les jeunes. En enseignant le français. Pas seulement pour apprendre à conjuguer. Pour apprendre à dire j'aime. J'aime la poésie. J'aime la solidarité. J'aime qui je suis.

Pierre, c'est l'allumeur de réverbères. Vous savez, dans le conte de Saint-Exupéry, celui qui habite une planète qui tourne si vite que le jour dure seulement une minute, alors il passe son temps à allumer et éteindre son réverbère. Inlassablement. De tous les personnages croisés par le Petit Prince, le roi, le vaniteux, le buveur, le businessman, l'allumeur de réverbères est le seul qui s'occupe d'autre chose que de soi-même. Le Petit Prince regrette de ne pas rester avec lui.

Des milliers de petits princes se sont posés sur la planète Dubois, en plus de 40 ans d'enseignement. Ils en sont repartis avec l'essentiel. Avec ce que l'on voit avec son coeur. Et un peu de lumière d'allumeur.

Pierre m'écrit, de temps en temps, surtout après la parution d'une de mes chroniques dans La Presse. Il rebondit dessus. Ajoutant son humour, sa vision. Ça me fait toujours plaisir d'avoir l'avis de mon premier rédacteur en chef !

Samedi dernier, il ne m'a pas écrit. C'est le téléphone qui a sonné. Au bout du fil, Patricia Steben, la directrice générale du Collège de Montréal. La voix toute chamboulée : « Pierre est décédé durant ses vacances à Cuba. Une mort subite. Le coeur... »

Mon maître est allé rejoindre la société des poètes disparus.

Mes condoléances à Carole, l'amour de sa vie, et à tous ceux et celles qui ont eu la chance de le croiser.

Merci, Pierre, de nous avoir tant appris.

Tu dois encore être au-dessus de mon épaule, en train de lire ce papier.

Non, je n'ai pas écrit sur ton idole, Bobby Orr.

J'ai écrit sur la mienne, toi.

PHOTO FOURNIE PAR STÉPHANE LAPORTE

Stéphane Laporte en compagnie de Pierre Dubois