En 1967, fumer du pot était un geste révolutionnaire. Les hippies l'achetaient en cachette, comme on prépare un soulèvement. L'identité des vendeurs était secrète. On se donnait rendez-vous, à la façon des espions. Mercredi à 20 h, devant le métro, je porterai un poncho.

Durant la transaction, l'acheteur avait le coeur qui battait fort. L'excitation de faire quelque chose de défendu s'emparait de son corps. On dissimulait la marchandise au plus profond de son sac à dos. Et chaque fois qu'on croisait un policier, on se disait : « S'il savait... S'il savait... ». On se sentait despérado. Un hors-la-loi, un anticonformiste, un rebelle. On allumait son pétard en faisant un pied de nez à la société. Je quitte votre monde corrompu. À moi les vapeurs d'un monde meilleur. En entonnant du Harmonium : « Pour un instant, j'ai respiré très fort... Hee ! Haw ! »

Presque 50 ans plus tard, jeudi dernier à Montréal, des gens faisaient la queue devant la boutique Cannabis Culture pour aller s'acheter du pot. Comme on fait la queue devant la boutique Apple pour s'acheter un iPhone. Au vu et au su de tout le monde. Ça ne peut pas être plus au grand jour que ça. Il y a même des caméras. Personne ne se cache le visage. Pas de pixels ajoutés sur les yeux au montage : 

« Que faites-vous là ?

- Ben, j'm'en viens acheter du pot, c'est une boutique de pot. »

À l'intérieur, le vendeur fume un gros batte, question de montrer son produit. Le pot est toujours illégal, au Canada, mais ça ne paraît pas. Où est la police ? Semblerait que la police fait une enquête. On était plus expéditif dans le temps. Quand on pognait quelqu'un avec du pot dans sa petite poche, on l'embarquait illico. Envoye au poste, le gros ! Là, y'a une boutique remplie de pot, mais faut enquêter. On doit être trop occupé à écouter les conversations des journalistes. Finalement, hier en fin de journée, Marc Emery, le « prince du pot », propriétaire des boutiques Cannabis Culture, a été arrêté. Mission accomplie. Son coup de pub est réussi. Parce que ce n'est qu'une question de temps avant que le pot s'achète librement dans tout le pays. Plus besoin de connaître un ami qui a un ami qui connaît quelqu'un qui en vend. Bientôt, ça va être aussi facile de s'acheter de la mari que de s'acheter de la Molson.

Et le mythe du pot s'envolera en fumée. On pourrait croire que c'est la victoire des hippies. Après tout, ils luttent pour la légalisation de la marijuana depuis des décennies. Mais cette victoire cache une défaite. La défaite du rêve qui venait avec. 

Fumer du pot, c'était refuser le monde straight. Aujourd'hui, c'est le monde straight qui fume du pot.

Vous me direz que pour les affranchis, il reste encore les drogues dures qui sont toujours illégales. Mais ça n'a rien à voir. Si le pot avait un cachet poético-idéaliste, c'est justement parce que c'était une drogue douce. Peace and Love. Maintenant, on fume du pot comme on boit sa caisse de 12, pas pour inventer un nouveau monde, mais pour endurer ce monde pourri. Ce n'est plus la pipe de la paix. Ce ne sont plus les feuilles du rassemblement. La substance a été récupérée. C'est le joint de l'isolement.

Il y a 50 ans, les gens sérieux fumaient leur Export A en public, et les tripeux se cachaient pour fumer leur pot. Maintenant, c'est l'inverse. Le fumeur de cigarettes est chassé de la ville avec du goudron et des plumes. Et le fumeux de pot est le bienvenu avec fanfares et trompettes. En roulant son joint, il fait rouler l'économie. Le monde ne change pas. Le monde fait juste changer les choses de place. Comme on redécore son salon, en mettant le divan où était la lampe et la lampe où était le divan. On a l'impression d'être ailleurs. Un court instant.

Bref, en 1967, les gens qui fumaient du pot voulaient changer le système. Et en 2017, c'est le système qui vendra du pot à ceux qui en fument. On a réussi à libérer la substance, mais pas la personne qui la respire. C'est toujours ainsi.

Cela dit, est-ce une bonne affaire de décriminaliser la drogue qui rend les yeux rouges comme le parti de Justin ? C'est sûr que la marijuana peut nuire à des gens fragiles. Les rendre dépressifs, provoquer des crises. Comme l'alcool. Comme les médicaments. Comme toute chose qui perturbe notre précaire équilibre. C'est l'effet recherché. Ne plus être comme on était avant. L'espace d'un instant. Tout est toujours une question de dosage. De capacité à se retrouver. Pour ne pas se perdre.

Les gens qui fument leur petit joint, tranquilles, en écoutant L'heptade remasterisé, ont le droit de vivre ce moment-là en paix. Sans se sentir dans l'illégalité. Sans avoir besoin de négocier avec des criminels pour se procurer l'herbe de leur détente. Il faudra, tout de même, encadrer cette vente. Sensibiliser les gens aux excès. Apprendre aux gens à ne pas trop se geler la face, comme on essaie d'apprendre aux gens à ne pas se rendre trop chaud. Sinon, on risque de se retrouver avec une société de potheads.

Déjà qu'on trouve que les choses n'avancent pas, ce serait rien pour améliorer la situation. Le seul avantage, c'est que ça ne nous dérangerait plus. Faudrait juste distribuer des pots de beurre de peanut aux gens qui attendent aux urgences. Alerte aux munchies !

En attendant, la légalisation prochaine du pot a déjà changé les moeurs des partys de bureau du temps des Fêtes. On ne s'embrasse plus sous le gui. On le fume.

Bon party de bureau, tout le monde, peu importe la substance sur laquelle vous le vivrez.

Et n'oubliez surtout pas : paix et amour.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

Des clients de l'une des boutiques de la chaîne Cannabis Culture - qui a ouvert jeudi huit succursales à Montréal - achètent de la marijuana.