Il est 17h30, mon père revient du bureau. Il dépose sur la table du salon son paquet de cigarettes et La Presse. Il s'allume une Matinée, mouille son index et commence à tourner les pages du plus grand quotidien français d'Amérique. Le journal est ouvert à sa pleine largeur. Trois bons pieds de nouvelles. La tête de mon père balance de droite à gauche et de haut en bas. On dirait qu'il consulte une carte routière, tant le papier s'étend longtemps.

Parfois il fait tut-tut, en faisant claquer sa langue sur son palais. Ça veut dire que cette actualité le contrarie. Le Bill 22, tut-tut! La grève du Front commun, tut-tut! Le saccage de la baie James, un gros tut-tut!!!

J'arrive à côté de lui:

- Est-ce que je peux prendre la section des Sports?

- Oui, mais tu me la redonnes après. En bon état.

- Promis.

Mon père ne prend plus de risque. Une fois, j'étais parti avec la section des Sports et j'avais découpé les photos de la victoire du Canadien. Je lui avais remis la section avec plein de trous dedans. Papa n'avait pas aimé ça. C'est pas que mon père soit un grand amateur de sports, mais il ne peut pas se coucher sans avoir parcouru sa Presse, de la une à la dernière page. Tout d'un coup qu'il y aurait une nouvelle cachée quelque part qui l'intéresserait.

Je ne lis pas La Presse comme mon père la lit, en l'étendant au complet sur une surface dure. Moi, c'est plutôt de l'origami. Je la plie dans tous les sens. Je frappe sur la page qui résiste trop. Je la renverse. Je la tords. À la fin de l'expérience, j'ai tellement d'encre sur les doigts que je pourrais relire la chronique de Michel Blanchard, juste en me regardant les mains.

Bien sûr, avant de remettre la section des Sports à mon père, j'enlève tous mes plis et lui redonne son aspect original.

- Tiens P'pa!

- Merci.

J'ai juste hâte de la récupérer pour faire l'oeuvre de mon enfance: mon scapbook hockey. Tous les lendemains de matchs du CH, j'écris mon compte rendu de la partie que j'accompagne des belles photos prises par le photographe de La Presse. Je fais mes titres au crayon-feutre et j'écris mon récit en lettres attachées avec un Bic bleu. Je colle les buts de Béliveau ou les arrêts de Dryden avec de la colle Lepage. J'en mets aux quatre coins, puis au milieu, j'appuie, et le tour est joué. Mon journal est publié. J'ai des centaines et des centaines de pages racontant les exploits de mes héros. À ma manière. J'ai besoin de les écrire pour qu'ils fassent à jamais partie de moi. Et surtout, pour que j'en fasse partie aussi.

Le souper est terminé. C'est au tour de ma mère de lire sa Presse. Pendant que mon père regarde la télé, elle s'installe sur l'autre divan, met ses lunettes et lit avec passion les éditoriaux et la section des arts. Un crayon à la main, elle souligne, écrit des notes dans la marge, fait des points d'exclamation. Les articles précieux, elle les plie et les mets dans son agenda. Les articles qu'elle veut partager, elle les met sur le réfrigérateur.

Moi, je suis déjà dans ma chambre, en train de faire mon bricolage avec les Sports. Ma mère, ça ne lui fait rien de ne pas les lire, alors je peux y aller gaiement et découper tout ce que je veux. Je relis mes notes que j'ai prises la veille lors du match et complète ma mise en page. Le reportage terminé, je le relis. Personne d'autre que moi ne le lira. C'est mon camp d'entraînement. Un jour, peut-être que j'écrirai dans la vraie Presse. Et que c'est moi qu'on découpera.

Je sors de ma chambre et vais rejoindre mes parents dans le salon. Ma mère est maintenant plongée dans un livre de Jean d'Ormesson. Mon père regarde Les Belles histoires des pays d'en haut. Je lui remets ce qu'il reste de la section des Sports. Il fait des boules avec les Sports et avec tout le journal. Il les place bien au fond du foyer, met du petit bois par-dessus et une couple de bûches. Puis il craque une allumette. Et voilà que La Presse nous réchauffe maintenant. Les écrits ne restent pas toujours. Parfois ils s'enflamment!

La Presse papier disparaîtra en janvier, sauf le samedi. Les enfants ne font plus de scrapbook, ils font du Facebook. Et les mères ne mettent plus les articles préférés sur leur réfrigérateur, elles les partagent sur leur mur. Mais une chose demeure: le pouvoir des mots. Qu'on les lise sur du papier ou sur une tablette, ce qu'ils allument dans notre esprit et dans notre coeur ne change pas. Que ce soit les discrets tut-tut de mon père, les points d'exclamation de ma mère ou les découpures de leur fils, un journal finit toujours par être le journal de notre vie. De notre vie avec les autres.

Longue vie à La Presse des petits-enfants de mon père!