Ça fait pas longtemps. Vraiment pas longtemps. C'était l'été dernier. La planète Tennis était en amour avec Eugenie Bouchard. Et tout le Québec s'en pétait les bretelles. C'est une petite fille de chez nous, ça! Elle accomplissait ce qu'aucune Québécoise n'avait encore accompli: se rendre jusqu'à la grande finale de Wimbledon, se hisser dans le top 10 mondial.

Nous étions dithyrambiques. Moi le premier. Dans une chronique intitulée «Et arriva Eugenie», j'écrivais: «Bouchard est l'avenir du tennis féminin. On peut même dire qu'elle en est le présent. Partout dans le monde, des milliers de jeunes ont sa photo dans leur chambre. Elle n'est pas juste un pétard de beauté, elle est un feu d'artifice de talents. C'est une gagnante. Une vraie.»

Ouais... L'avenir du tennis féminin? C'est moins certain. Le présent du tennis? Sûrement pas. Eugenie a une saison à chanter du Lisa LeBlanc. Ça va de mal en pis. La gagnante s'est transformée en perdante, du jour au lendemain. Comme si sa raquette magique avait perdu tous ses pouvoirs. Rarement vu dans l'histoire du sport un renversement de situation si radical. Comme si Carey Price devenait une passoire en octobre. Ça donne un coup. Quelle est la vraie Eugenie? La résistante de 2014? Ou la lâcheuse de 2015? Qui le sait? Pour l'instant, personne. Même pas elle-même.

Pour se retrouver dans cette spirale, elle a besoin de nous. De notre aide. Rendons service à Eugenie: foutons-lui la paix! C'est pas parce qu'on l'a portée aux nues qu'il faut la descendre aux enfers. Ben sûr que j'ai l'air fou avec mon texte qui la consacre l'avenir du tennis. Ben, c'est mon problème. Pas le sien. J'ai pas besoin de me venger en soulignant sa saison de misère.

Les perdants, d'habitude, on les laisse tranquilles. Il y a des milliers de joueurs et de joueuses de tennis qui perdent plus de matchs qu'ils n'en gagnent et on n'en parle jamais. Il y en a trop. On s'intéresse aux champions et aux championnes: les Williams, Nadal, Federer, Sharapova, Djokovic...

Eugenie Bouchard n'était pas une championne, encore. Elle était un bel espoir. Notre soif de héros nous a fait nous emporter. On l'a traitée comme si elle avait gagné les quatre Grands Chelems. Ça nous a fait du bien. Ça nous a fait triper. Pas besoin de se moquer d'elle aujourd'hui parce que son jeu ne correspond plus à nos attentes. Elle fait ce qu'elle peut. En ce moment, ce qu'elle peut, c'est bien peu. C'est la faute à qui, à quoi? À ses coachs? À son caractère? À ses selfies? Je ne le sais pas. Vous non plus, d'ailleurs. Tous ceux qui élaborent des théories ne font que des supputations.

Pour parler sport, l'année dernière, Genie était dans sa zone. Cette année, elle ne l'est plus. La zone est un pays peu populeux. Seule l'élite des athlètes y demeure. La majorité des sportifs ne l'atteindra jamais. Genie l'a visité quelques mois. Elle ne s'y est pas installée en résidence. On lui souhaite bien, un jour. Pour l'instant, elle semble s'en éloigner à chaque match. Ça nous donnerait quoi d'ajouter à tous ses problèmes notre médisance? Ce serait juste nous assurer qu'elle se perde à jamais.

Certains prétendront que c'est la rançon de la gloire. Eugenie était bien contente de recevoir les fleurs, l'année dernière, ben qu'elle s'habitue à recevoir les pots, cette année. C'est trop simpliste de résumer ça ainsi. Quand Eugenie gagnait, c'était pas juste Eugenie qui gagnait, c'était NOUS qui gagnions, aussi. On s'identifiait à elle. C'était NOTRE Eugenie. C'était LA Québécoise triomphante sur les courts de tennis. Les fleurs, on s'en envoyait autant à nous-mêmes qu'à la joueuse. Soudainement, parce qu'elle perd, ce n'est plus NOTRE Eugenie. On se dissocie d'elle. Ce n'est pas LA Québécoise qui perd, c'est Eugenie Bouchard, tout court sur les courts. On rit d'elle pour montrer qu'on a rien à voir avec cette fille. La pauvre petite loser! C'est une attitude de lâche. Les plus grands losers, ce sont ceux qui se moquent trop méchamment d'Eugenie Bouchard. Bien sûr, on peut commenter ses déboires. Expliquer ses fautes, critiquer ses matchs. Une petite blague, passe encore. Mais pas besoin d'ajouter la ligne assassine. Pas besoin de prendre son petit ton méprisant. Pas besoin de vouloir tirer une satisfaction de ses malheurs.

Le plaisir de l'un, c'est de voir l'autre se casser le cou. Vraiment? Me semble qu'il existe des joies plus saines.

Eugenie Bouchard n'a pas à devenir le symbole de toutes nos promesses rompues. Elle a assez de ses tracas dans son sac sans avoir à porter aussi les nôtres. On ne se débarrassera pas de nos propres fautes en se créant une nouvelle tête de Turc.

Laissons-lui le temps de se refaire une tête. Peut-être qu'elle n'est pas la merveille qu'on a cru apercevoir. Ça se peut. Et puis? Ce serait notre erreur, pas la sienne. Peut-être qu'elle l'est, aussi. Après tout, les frissons de l'été 2014, on les a ressentis pour vrai. Ce qu'elle a accompli, la saison dernière, personne ne peut lui enlever. À nous de prouver que l'amour qu'on avait pour elle, l'été passé, était aussi vrai que ses victoires. Un amour que personne ne peut lui enlever. Même pas elle-même. Comme l'amour est censé être. Pour le meilleur et pour le pire.

C'est trop facile d'aimer seulement quand ça va bien.

Bonne chance, Eugenie Bouchard...