J'ai passé mon enfance à me tirailler avec mon grand frère Bertrand. Tous les soirs, avant le souper, après le souper et avant le coucher. Trois rondes de pugilat. Des bonnes batailles qui faisaient rire et qui faisaient mal. Ce n'était pas facile. Bertrand est de sept ans mon aîné. Il se retenait un peu, mais pas tant que ça.

On pouvait tout se faire: des coups de poing dans le ventre, au visage, des tapes derrière la tête, des torsions aux jambes et aux bras, du tirage de cheveux, du tirage d'oreilles, des pincements de gras, des coups de genoux dans les parties, des coups de boule, des pichenottes sur le nerf des biceps, des bedaines chaudes, des étranglements. Tout pour que l'adversaire finisse par dire: pardon mon oncle!

Une fois, pendant que mon frère m'étouffait allègrement, sa main sur ma bouche, je l'ai mordu. Mon frère a lâché prise, en criant: y m'a mordu! Mon père m'a montré du doigt: on ne mord pas! Ma mère a ajouté: tu n'es pas un animal! Va dans ta chambre! Le visage rouge, les cheveux hirsutes, le chandail déchiré, je me suis allongé sur le lit, penaud. Je venais d'enfreindre le code d'honneur du bagarreur. Quand tous les coups sont permis, il en demeure toujours un qui ne l'est pas: la morsure.

Il n'y a pas eu de combats de gars dans la maison durant un mois. Une paix triste et déprimante. Puis un soir, pendant que j'étais en train de classer mes cartes de hockey, mon frère m'a sauté dessus, par en arrière. Une bonne clef de bras. Ayoye! Je croule au sol, le visage dans le plancher. Heureux et vengeur. On a repris nos batailles de plus belle. Je ne l'ai plus jamais mordu. J'avais compris. J'avais 6 ans.

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Comment se fait-il que le joueur de football uruguayen, Luis Suarez, âgé de 27 ans, ne l'ait pas compris encore? Comment expliquer la morsure à l'épaule du défenseur italien Giorgio Chiellini, lors du troisième match de poule à la Coupe du monde de soccer? Des coups de bras, des coups de coude, des coups de tête, des coups de pied, des jambettes, ça peut arriver dans le feu de l'action, mais fondre sur un adversaire tel un requin et incruster nos dents dans sa peau, c'est un geste aussi bizarre que violent. C'est un comportement difficile à expliquer.

Surtout que Suarez est un joueur brillant. Il joue pour l'une des meilleures équipes de la planète, le Liverpool FC. Il a été le joueur de l'année du Championnat anglais en 2014, il a marqué 31 buts. Il est le meilleur buteur de l'équipe nationale de l'Uruguay. C'est une star. Le fils spirituel de Maradona. Un joueur sud-américain vif au sang chaud. Mais il y a chaud et chaud. Pourquoi une star a-t-elle soudain la pulsion de mordre un joueur? Est-ce une habitude alimentaire?

Car ce n'est pas la première fois que Suarez croque du footballeur. En 2013, il a mordu du bras serbe. En 2011, c'était du cou néerlandais. Cette fois, c'était de l'épaule italienne. Cet homme est attiré par les cuisines étrangères. Un psychologue du sport, le Dr Thomas Fawcett, avait d'ailleurs prédit que le joueur uruguayen récidiverait tôt ou tard. Selon les médecins, sa pulsion mordante est une réponse émotionnelle très spontanée, non réfléchie. Une façon non contrôlée de réagir face à la tension. En tant que joueur surdoué, Suarez est constamment surveillé par les défenseurs adverses. Vient un moment où la bête traquée n'en peut plus et sort ses crocs.

N'oublions pas qu'au soccer, outre le gardien, aucun joueur n'a le droit de se servir de ses mains, mais tout le monde peut se servir de sa tête. Vous pouvez compter avec votre coco, même avec votre visage. Peut-être est-ce une façon inconsciente pour Suarez de tenter de respecter la lettre du règlement? Plutôt que de tenter de repousser les adversaires avec ses bras, il se sert de sa bouche, organe situé dans une zone légale. Ses attaques à la Jaws seraient une déformation de sa condition de joueur de soccer. De sa condition d'homme-tronc. Je crois qu'on tient là une bonne piste de défense pour faire appel à la suspension de neuf matchs et quatre mois infligée par la FIFA. Suarez ne pourra jouer ni pour sa sélection nationale ni pour son club anglais. Sanction sévère. Même sa dernière proie trouve que c'est beaucoup. Peut-être que Chiellini est tombé sous le charme du Sud-Américain; après tout, les victimes des vampires tombent souvent amoureuses de leurs agresseurs. Voilà un bon scénario pour le prochain True Blood.

Durant une semaine, tous les beaux jeux exécutés durant la Coupe du monde ont été occultés par cette histoire à la Hannibal Lecter. Dommage. Mais compréhensible. De tous les abus physiques que s'échangent les sportifs, la morsure est celle qui frappe le plus l'imaginaire. On se rappelle encore le morceau d'oreille que Mike Tyson avait arraché à Evander Holyfield. D'ailleurs ce dernier a tweeté durant le match Uruguay-Italie: «J'imagine que toutes les parties du corps sont bonnes à manger.» Sans commentaire. Quoique en regardant les reprises des deux événements, on constate que l'épaule semble plus coriace que le croquant d'oreille.

La FIFA a bien fait d'être sévère avec Suarez. Le soccer est un trop beau sport pour permettre de telles agressions d'enragés.

Les huitièmes de finale débutent. Place au grand art. Que les joueurs cessent de mordre et que les arbitres cessent de mordre à l'hameçon quand les joueurs feignent une blessure. Bref, que la victoire soit noble et juste!

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