La soirée des élections va commencer dans quelques minutes. Mon père est prêt. Il a la grande carte électorale parue dans La Presse devant lui, avec les circonscriptions péquistes lors de la dissolution de l'Assemblée nationale, en bleu, et les circonscriptions libérales, en rouge. Il a son crayon à la main pour noter les changements, si changements il y a. Je le sens fébrile. C'est rare. Tellement rare.

Normalement, peu importe l'événement télévisuel, que ce soit la finale de la Coupe Stanley, le Super Bowl, les Jeux olympiques, la mort du pape ou l'homme sur la Lune, à 21h, mon père ronfle. Solide. Lors des élections fédérales, aussi. Mais pour les élections provinciales, il est encore éveillé quand retentit le Ô Canada clôturant la programmation de la SRC.

Mon père est fonctionnaire au ministère du Travail et de la Main-d'oeuvre du Québec. Il travaille dans l'édifice dressé en bordure du boulevard Métropolitain.

C'est ce soir que je vais savoir si je change de boss.

Voilà ce qui explique le grand intérêt de mon papa. Mon père a une seule occupation dans la vie: le travail. Il ne fait pas de sport, il ne voyage pas, il ne bricole pas, il ne joue pas, il travaille. Et quand il ne travaille pas, il lit son journal et s'endort devant la télé. La soirée des élections provinciales, pour lui, ce sont des heures supplémentaires au boulot.

Dans Westmount, le libéral Richard French réélu. Dans Saint-Jacques, le péquiste André Boulerice, élu. Dans Joliette, le péquiste Guy Chevrette, réélu. Dans Jean-Talon, le libéral Gil Rémillard, élu...

Mon père écoute les résultats sans sourciller. Jamais un cri de joie ou un juron. Impassible. Pas moyen de savoir s'il a voté pour Robert Bourassa ou pour Pierre Marc Johnson. Pour mon paternel, la neutralité est une qualité essentielle de l'employé de l'État. Il y souscrit fidèlement, même dans l'intimité.

Il ne laisse jamais transparaître ses allégeances. Quand quelqu'un à la table vante les libéraux, mon père défend le PQ avec la conviction de Claude Charron. Quand quelqu'un à la table proclame sa foi pour le PQ, mon père défend les libéraux avec la fougue de Gérard D. Lévesque. Je pense que mon père est membre du parti des obstineux.

Dans Verchères, le péquiste Jean-Pierre Charbonneau réélu. Dans Bertrand, Robert Bourassa, battu...

Enfin une réaction de mon père: Hein? Une syllabe pour marquer son étonnement. Il y a de quoi être surpris, depuis le début de la soirée, ça va plutôt bien pour les libéraux. Ils sont en avance dans la plupart des circonscriptions. Et voilà que l'ordinateur prédit une défaite du chef du PLQ dans sa circonscription. C'est un dénommé Jean-Guy Parent, candidat péquiste, qui est sur le point de réussir ce rare exploit.

Nous sommes le 2 décembre 1985. Le PQ règne sur le Québec depuis neuf ans. C'est long, neuf ans. Tout change en neuf ans. On est loin du 15 novembre 1976. Le Oui a eu le temps de perdre un référendum. René Lévesque a eu le temps de démissionner. Robert Bourassa a eu le temps de partir et de revenir.

Mon père travaille dans la fonction publique depuis les années 50. Il les a tous vus passer: l'Union nationale, le Parti libéral, le Parti québécois. Sans broncher. Mon père n'a pas un emploi d'influence. Il est juste un soldat. Un bon soldat. Au bureau, cet après-midi, ils ont fait un pool.

Pis, Papa, vas-tu gagner ton pool?

Il ne me répond pas. Il sourit. Secret d'État. Soudain Bernard Derome fait son annonce officielle: Si la tendance se maintient, Radio-Canada prédit que le prochain gouvernement du Québec sera un gouvernement libéral majoritaire.

Ma mère se lève et s'en va lire dans sa chambre. Papa remet une bûche dans le foyer.

- Tu vas pas te coucher, Papa? On est passé ton heure. Pis on sait ce qu'on voulait savoir.

Moi c'est pas la tendance que je veux savoir, c'est le résultat.

Mon père est comptable. Ce qui l'intéresse, c'est le total. Pas une extrapolation du total. Pour avoir le vrai résultat, il faut avoir tout compté. Je reste avec lui. J'aime bien les discours des chefs, le soir des élections. Ils sont enfin dans l'émotion. Le perdant fait tellement pitié que tout le monde regrette de ne pas avoir voté pour lui. Et le gagnant est tellement trop content que tout le monde commence à douter de son choix.

Il est passé minuit. Le compte est bon. Les libéraux ont fait élire 99 députés, le PQ, 23. Mon père n'a pas ronflé une seconde. La prochaine fois que je serai témoin de ça, ce sera dans quatre ans. Il éteint sa cigarette, vide le cendrier dans le foyer et soupire:

- Ouais, ben, je vais avoir un nouveau boss...

- Qu'est-ce que ça va changer, Pa?

- Absolument rien, mon fils.