Mars 1977. Un jour de semaine, il approche 17 heures. Sylvain et moi, on se lance la balle entre deux rangées de cases. On est seulement à quelques pieds l'un de l'autre. On fait ça discrètement, parce qu'on n'a pas droit de se pitcher, comme on dit, à l'intérieur des murs du collège. Il a son gant de premier but Carl Yastrzemski, j'ai mon gant bleu de Vida Blue. Tac! Tac! J'aime le son de la balle quand elle fait contact avec le cuir. Tac! Tac! On a hâte que toute la neige fonde pour aller jouer dehors. Tac! Tac! Comme d'habitude, on ne se dit pas un mot. On se pitche en silence, jusqu'à tant que mon père vienne me chercher. Sylvain, personne ne vient le chercher, il est pensionnaire.

Tac! Beding! Sylvain n'a pas attrapé la balle qui a frappé la vitre de la fenêtre. Heureusement, la fenêtre est solide. Il ramasse la balle et me la lance. Tac! Beding! Il l'a encore manquée. Avec un gros gant de premier but, ça ne devrait pas arriver. Je m'interroge.

- Coudonc, Sylvain, qu'est-ce qui se passe avec toi.? Tac!

- Rien... Rien... Tac!

- T'es sûr? Tac!

- Oui, oui! Bedang!

Troisième balle passée en cinq minutes, Sylvain ne doit sûrement pas filer:

- Come on, Syl, qu'est-ce qui'y a qui va pas? Tac!

- Je sais pas... Tac!

- As-tu encore coulé en latin? Tac!

- Non, j'ai eu 60. Tac!

- Alors, c'est quoi? Tac!

- J'ai peur... Tac!

- T'as quoi? Bing! Bedang!

Cette fois, c'est moi qui ai raté la balle. Elle roule jusqu'en dessous du calorifère. Je suis sous le choc. En cinq ans au Collège de Montréal, je n'ai jamais entendu un gars dire qu'il avait peur. On a faim, on a soif, on a envie... Mais on n'a pas peur! Je m'allonge au sol, j'étire le bras pour atteindre la balle, en demandant:

- T'as peur de quoi?

- J'ai peur des filles.

- Les filles? Quelles filles? Ça fait cinq ans qu'on a pas vu une fille. Ici, y a juste des gars et des prêtres.

- J'ai peur des filles au cégep, l'an prochain.

Sylvain ne niaise pas. Il est sérieux. Sa voix mue en disant ça. Il enlève son gant. Moi aussi. On s'assoit sur le bord de la fenêtre:

- Ben là... Pourquoi t'as peur?

- J'sais pas, mais des fois, je me dis que j'aimerais mieux doubler pis rester ici.

- Es-tu fou? Moi, j'ai tellement hâte à l'an prochain!

- Pourquoi?

- Pour les filles, justement! C'est pas normal, un lieu comme ici, avec seulement des gars. Un lieu interdit aux filles.

- Ben, y a les toilettes publiques, aussi.

- Un moment donné, faut que tu en sortes, de la toilette. Cinq ans à la toilette, c'est long!

- Quand je suis avec mes cousines, à Noël, je me sens niaiseux. Là, au cégep, je vais me sentir niaiseux tous les jours.

- Comment tu te sens quand tu es avec des gars?

- Je me sens niaiseux aussi, mais c'est pas grave. Avec des filles, ça me blesse d'être niaiseux. Ça m'humilie, comme.

- Faut que tu règles ça tout de suite, mon homme. Y a trop de gars qui se sentent menacés quand une fille est meilleure qu'eux alors qu'ils vivent très bien avec le fait qu'un gars est meilleur qu'eux. Au cégep, Sylvain, y va avoir des filles meilleures que toi, pis y va avoir des filles moins bonnes que toi, comme avec les gars. Pis c'est ben correct. Te faire battre par une fille, ça fait pas de toi un sous-homme. Au contraire! Ça fait 5 ans qu'on est juste avec des gars, qu'on pense juste comme des gars. Au cégep, on va pouvoir se permettre de penser comme des filles des fois, de voir le monde autrement, pis ça va nous faire du bien...

- Euh... Je te suis pus...

- Quand les gars et les filles évoluent ensemble, y a pas juste une façon de voir les choses, je te dirais même que y en a pas juste deux, y en a des milliers, y en a autant qu'il y a de gars et de filles. Parce qu'on n'est plus un clan, on devient un monde.

- Steph, tu penses vraiment que ça va être mieux avec des filles?

- Tellement!

- Comment va falloir que je sois pour qu'elles me trouvent pas niaiseux?

- Va falloir que tu sois toi, va falloir que tu te sentes bien avec elles. Les filles se sentent bien avec ceux qui se sentent bien avec elles.

- Comme les gars...

- T'as tout compris.

Quelques mois plus tard, Sylvain est parti pour le cégep Bois-de-Boulogne. J'espère qu'il s'est bien adapté aux filles. Moi, je suis parti pour le cégep Marguerite-Bourgeoys et j'évolue depuis ce temps dans un monde de femmes et d'hommes, pour mon plus grand bonheur!

Joyeux 8 mars à toutes! Et à tous!