Je sais que c'est révoltant. La Russie a dépensé 50 milliards de dollars pour organiser les Jeux de Sotchi. Cinquante milliards pour un party qui dure 15 jours. Ça fait un peu plus de 3 milliards par jour. Les sauteries chez Guy Laliberté ont l'air d'un repas à la Maison du Père, à côté de ça. Avec 50 milliards de dollars, on pourrait combattre la pauvreté, on pourrait instruire des gens, on pourrait sauver des vies.

Je sais que c'est honteux. Le monde entier fait la fête dans un pays pour qui les homosexuels n'ont pas les mêmes droits que les autres citoyens. En 2014. C'est tolérer l'intolérable.

Je sais que c'est effrayant. Au-dessus de tous les rendez-vous olympiques flotte la menace terroriste. Mais à Sotchi, c'est encore pire. Des attentats ont eu lieu tout près au cours du dernier mois. Obama a averti les athlètes américains de ne pas trop afficher leur exubérance nationale. Pour que les Américains aient le triomphe modeste, il faut vraiment qu'un grand danger les guette.

Je sais que c'est scandaleux. Les Jeux olympiques, ce sont les jeux de la corruption. Plein d'escrocs se sont graissé le yacht au détriment des travailleurs, au détriment des honnêtes gens expulsés de chez eux. Et ça prendrait plus qu'une commission Charbonnov pour trouver tous les coupables.

Je sais que c'est affolant. Les Jeux de Sotchi sont l'égotrip d'un homme: Poutine. Un opéra rock à sa gloire: Tsarmania. Ce n'est pas une ode à la Russie. C'est une ode à sa Russie. Celle sous son joug.

Je sais que c'est sournois. Cette apologie de l'exploit. Ces athlètes qui sacrifient leur jeunesse, leur santé, leur vie pour devenir les meilleurs. Cette course aux records à tout prix. Cette dictature de l'or. Sois premier ou ne sois pas. Est-ce ainsi que les hommes doivent vivre?

Je sais tout ça. Mais je vais suivre les Jeux olympiques de Sotchi, du début à la fin. Parce que ce sont des jeux. Pour moi, ce n'est rien de plus, rien de moins. Que des jeux. Les athlètes sont des super-enfants. Quand on était gosse et qu'on allait glisser, c'était le premier rendu en bas qui gagnait. Nous, on a rangé notre luge, pas eux. Ils ont continué. Et ils sont rendus extrêmement bons.

La politique, la finance et le terrorisme ont beau détourner les Jeux olympiques pour servir leurs fins, ils ne parviendront pas à souiller l'essentiel de cette fête: le jeu.

Durant 15 jours, on va regarder des gens balayer une glace pour faire avancer une pierre, des gens s'entasser dans un bobsleigh pour arriver en bas rapidement, des gens faire des pirouettes en patins, des sauts en skis, des cascades en planche, des gens essayer de mettre une rondelle en caoutchouc dans un filet. Bref, faire des choses complètement futiles. Complètement ludiques. Complètement puériles. Mais en les faisant, ils vont réussir quelque chose de grand, quelque chose d'impossible: ils vont refaire de nous des enfants. Dans ce monde injuste et désabusé, ce n'est pas rien.

Regarder Patrick Chan patiner, Erik Guay skier, Marie-Philip Poulin compter, ça nous réjouit. C'est tout. Ça ne fait pas de nous quelqu'un de plus intelligent, de plus riche ou de plus épanoui. Ça nous procure juste un moment plaisant. Comme l'écoute d'une bonne chanson. Ça éloigne le malheur. Temporairement. C'est déjà ça.

Ce petit bonheur n'excuse pas la dépense astronomique, la corruption et l'exploitation. Ce petit bonheur ne cautionne pas des lois insensées et des gestes odieux. Bien sûr, on pourrait tourner le dos à cette foire, et s'amuser dans le parc, chacun dans son coin. C'est justement l'inverse, la force démentielle du monstre olympique: nous sortir de notre coin, être un rendez-vous planétaire. Nommez un autre événement qui réunit le monde entier durant deux semaines. Il n'y en a pas.

L'important, ce n'est pas de gagner. L'important, ce n'est même pas de participer. L'important, c'est d'être ensemble. Bien sûr, quand on est tous ensemble, il y a un lot de salauds et de frustrés. Au moins, ça permet de les contester. La folle loi russe contre la propagande homosexuelle n'aurait pas été aussi dénoncée si les Jeux ne se tenaient pas à Sotchi. Cette honte a provoqué un grand élan de solidarité envers les gais. De Denis Coderre à Google. Pourquoi? Parce que même si Poutine croit que ce sont ses Jeux, c'est faux, ce sont ceux du monde entier.

Bien sûr, on peut rêver d'un pow-wow mondial pur, sain, hippie. Sans magouilleurs, sans business. Avec juste de l'amour. Avec juste le meilleur de nous. Un jour, peut-être...

En attendant, le meilleur de nous vient toujours avec le pire. Parce que nous sommes ce que nous sommes, des femmes et des hommes.

Moins perdus, plus gagnants, quand on est ensemble.

Bons Jeux!