C'est l'été 1977. Montréal a le blues de la métropole. Il y a un an, c'était les Olympiques. Le monde entier était au rendez-vous. Cette année, le monde entier est ailleurs. Adieu, Nadia, Bruce Jenner, Vassili Alexeiev et les autres! Bonjour Tony Perez, Dave Cash et Ellis Valentine! Les Expos sont maintenant les rois du Stade olympique. Bye bye l'athlétisme, vive le baseball!

Mon chum L'Écuyer et moi, on y est, au moins deux fois par semaine. On a 16 ans et on ne sait pas trop quoi faire de notre grand corps maigre. Alors on passe nos après-midi ici. Les yeux grands. C'est beau. Ça sent le béton fraîchement séché. On regarde l'enceinte autant que le match. Méchante grosse bâtisse! Le Stade olympique est tout neuf, tellement neuf qu'il n'est même pas encore fini. On ne sait pas encore qu'il ne le sera jamais.

L'immense plafond est orange. Jamais vu autant d'orange en même temps. À côté, l'Orange Julep a l'air d'un bleuet. Et Youppi a l'air d'une mousse qui serait tombée du toit. Les bancs sont bleu et jaune Légo. L'écran géant est vraiment géant. Pour l'époque. On ne sait pas encore que dans 40 ans, Brault et Martineau en vendra des plus gros aux particuliers.

Si l'intérieur est grandiose, toute la périphérie manque de chaleur. Dès que l'on va vers les boutiques de souvenirs ou les stands à hot-dogs, on se croirait dans une station de métro, tellement tout est trop vaste et sans âme. Pour aller à la salle de bain, il faut courir le marathon. Mais dès que l'on revient à notre siège, tout redevient magique. Il y a tellement de lumières.

Bon, y'a pas juste un building, y'a une partie aussi. Cet après-midi, les Expos jouent contre les Mets. Il y a quand même assez de sièges libres, c'est pas tout le monde qui a deux mois à rien faire comme nous. On se faufile dans la section juste derrière le premier-but. On est tellement proche qu'avec ses jumelles, L'Écuyer peut voir les morceaux de chiques de tabac que crachent les joueurs.

J'ai ma carte pour marquer le match. Pour les non-initiés, marquer un match de baseball, c'est prendre en note toutes les actions de la partie à l'aide d'une certaine codification rappelant la numérologie. Pourquoi fait-on cela seulement durant un match de baseball? Parce qu'on a le temps, tout simplement. Le baseball est un jeu de patience.

Warren Cromartie au bâton. Il frappe un roulant à l'arrêt-court qui envoie la balle au premier but. Retrait 6-3. Je l'écris dans ma petite case. Pendant ce temps, L'Écuyer a les deux yeux rivés dans ses jumelles. Pour lui, le baseball est un safari. Il espionne les signaux que le receveur envoie au lanceur, scrute le comportement des joueurs dans l'enclos et suit le parcours des vendeurs de victuailles.

C'est l'autre grand plaisir de passer l'été au Stade olympique, la gastronomie sportive. Pizza, frites, hot-dogs, pop-corn, Coke, Pepsi, 7up, on se ravitaille à chaque manche. Il y en a neuf. On fait tout pour perdre notre physique d'échalote, mais en vain.

Entre la cinquième et la sixième manche, tout en mastiquant sa pointe de pizza qui semble en béton, elle aussi, les yeux toujours derrière les lentilles grossissantes, L'Écuyer laisse tomber: Wow! Carter, wow! Je regarde le terrain avec mes yeux nus et vois Carter qui se prépare à s'installer derrière le marbre. L'Écuyer continue de s'exclamer: Wow! Carter, wow! Je ne comprends pas son emballement: Ben là, c'est pas la première fois que tu vois Gary Carter. C'est vrai qu'il est bon, mais là, il fait juste se gratter.

L'Écuyer remet ça:

- Carter, myGod, Carter!

- Veux-tu ben me dire qu'est-ce qui te prend à capoter de même!? Attends au moins qu'il ait frappé un circuit...

- Carter, ça, c'est une babe!

- Quoi???

Je le regarde, ses jumelles ne sont pas du tout tournées vers le terrain, mais vers une section à quelques pieds de nous. La section des épouses des joueurs.

- Passe-moi tes jumelles! C'est qui ça?

- Sandy Carter!

- Tu connais son nom!?

Faut croire que L'Écuyer a l'adolescence plus avancée que la mienne. Mais je suis bien décidé à le rattraper. Wow! Je suis bouche bée. Quelle vision céleste! J'ai gardé ses jumelles pour les quatre manches suivantes. Et je meublais à mon tour les temps morts en observant la grande beauté de Sandy Carter.

C'est donc précisément entre la cinquième et la sixième manche, au Stade olympique, à l'été 1977, que je suis devenu officiellement un homme. Que dans ma vie, il n'y avait plus seulement le sport et la pizza. Il y avait aussi la beauté.

Jinny m'avait déjà fait cet effet-là à 5 ans, mais ça m'avait passé. Ça ne me passera plus.

J'ai déjà rendu hommage à Gary Carter dans cette chronique. Il mérite tellement que Montréal reconnaisse sa mémoire en rebaptisant la rue Faillon Ouest rue Gary-Carter, et le stade Ahuntsic stade Gary-Carter. Cela est fait et bien fait. Permettez-moi de saluer aussi son épouse Sandy. Elle fut, sans le savoir, l'amour impossible de deux ados aux Expos.

On ne les appelait pas nos Amours pour rien.

Je ne suis sûrement pas le seul, cet été, à m'ennuyer d'eux.