C'est le dimanche de la fête des mères 1970. On fête maman, ou plutôt maman se fête. Elle a tout fait le repas, de l'entrée jusqu'au dessert. Et nous l'a servi, comme elle nous le sert tout le temps, jours ordinaires ou jours anniversaires.

Elle arrive avec le gâteau qu'elle place devant elle. Nous, on a juste à chanter bonne fête maman. Ma mère souffle la chandelle et mon père s'allume une cigarette, en disant: Je prendrais bien un café...

Ma mère se lève pour faire bouillir de l'eau, puis elle s'approche de l'armoire vitrée au bout de la table: Quelqu'un veut du thé? Mes tantes disent oui, ma soeur aussi. Et moi de même. Normalement, je bois du lait. Sauf les soirs de fête, parce que les soirs de fête, on a droit aux tasses spéciales.

Dans l'armoire vitrée, il y a le trésor de ma mère: ses tasses de fantaisie.

Elle a reçu la première de mon oncle André et de ma tante Louise, lors de ses fiançailles avec mon père. Puis ses amies lui ont donné les autres, en cadeau de mariage. Il y en a une bonne douzaine. Des tasses en porcelaine anglaise, ornées de motifs de fleurs, venant de chez Birk's. Tout ce qui est doré sur la tasse est en fines feuilles d'or, parole de maman.

Elles ne valent pas une fortune. Loin de là. Elles valent mieux que ça. Elles valent l'attention qu'on leur porte. Parce que ma mère les trouve belles.

D'habitude, elles sont si précieuses qu'elles servent de décorations.

Mais ce soir, on peut boire dans les décorations. Wow! J'ai ma préférée, c'est celle avec une grosse rose dessus, et tout plein d'or autour. Le thé qu'on y verse est le même que les jours gris, sauf qu'on dirait qu'il goûte meilleur. Il faut le boire avec délicatesse, en tenant la tasse par l'anse élégamment. Ma mère m'a montré comment.

Mon père est déjà en train de faire la vaisselle. On n'a pas fini notre dernière gorgée, qu'il nous ravit notre tasse. Ma mère s'interpose: Laisse Bertrand, je vais les laver moi-même, plus tard. Elle ne veut pas qu'il les brise. Mon père n'est pas très délicat. Il est plus plastique que porcelaine.

Ma mère en a pris grand soin de ses tasses. Pas autant que de nous, mais presque. Elles ont traversé le temps.

Il y a huit ans, quand j'ai présenté ma Marie-Pier à ma mère, c'était un soir de mars frisquet, comme tous les autres. Il n'y avait que ma soeur, ma mère et nous deux, autour de la grande table, mon frère faisant médecin au Nouveau-Brunswick et mon père fumant au ciel. À la fin du repas, ma mère s'est levée et a dit à ma blonde: Je suis tellement contente de te connaître, je vais sortir mes belles tasses.. Et soudain, ce fut la fête.

Ces petites tasses qu'on dirait sorties d'un service de poupées, c'est la Coupe Stanley à ma mère. Le symbole de toutes les fêtes réussies, vécues chez nous, dans la maison familiale. Ç'avait beau être Noël, les Rois, la St-Valentin, Pâques, l'Ascension, la fête des mères, la fête des pères la St-Jean, la fête du travail, l'Action de grâce, la Sainte-Catherine, la fête des parents, la fête des enfants, la fête des amis des enfants, la fête des blondes et des chums des enfants, la fête des enfants des enfants, c'était toujours ma mère qui recevait. On n'allait jamais au restaurant. C'était toujours à la maison. Des plats faits avec amour, ça ne se trouve pas ailleurs. Parce que c'est là qu'il est l'amour. Ma mère passait ses journées à tout préparer, à tout cuisiner, à tout installer. Et ses soirées à tout servir, à tout ramasser.

Ne la plaignez pas, ça lui manque tellement.

Aujourd'hui, ma mère n'a plus la force de recevoir. Elle va avoir 90 ans dans deux semaines. Elle fait sa dialyse rénale 4 fois par jour à domicile. Les fêtes, c'est ma soeur, ma belle-soeur et ma blonde qui s'en occupent. Le mâle dans ma famille n'est pas très Louis-François Marcotte. La seule sortie de ma mère, c'est venir chez moi, célébrer de temps en temps.

Elle est venue il y a quelques semaines, lors de l'anniversaire de Marie-Pier. Elle lui a donné, en cadeau, quatre tasses de sa collection. Pas des répliques. Les vraies. Celles de mon enfance. Dont la grosse rose bordée d'or. Ma blonde a fait installer dans la salle à manger une toute petite armoire vitrée pour les mettre. Pour que ces tasses décorent les petits jours et abreuvent les grands soirs.

Aujourd'hui, ma mère vient se faire fêter. Marie-Pier va tout préparer. Et au dessert, c'est certain, on va boire notre thé dans les tasses en porcelaine anglaise. Et on trinquera à tous les repas que ma mère a servis. Jours de fête et jours d'ouvrage. Avec ou sans les feuilles d'or, le temps les a tous rendus spéciaux. Parce qu'ils ne reviendront jamais.

Bonne fête des mères à toutes les mamans!