L'hiver, le but du Canadien était situé devant notre garage, le but de l'équipe visiteuse contre le mur de la maison de Mme Lajoie, la clôture des Hardy, c'était une des bandes, l'auto des Soboll, c'était l'autre.

L'été, le marbre était devant la cour des Pilon, le premier but sous la fenêtre de Mme Lajoie, le deuxième but devant le poteau de téléphone, le troisième but sous l'escalier des Freeman, le champ gauche devant le solarium des Lacombe, le champ centre sous la galerie des Desrosiers et le champ droit sur la terrasse des Brunelle.

On jouait aussi au football, au tennis, au soccer et au basket.

Ce complexe sportif toute saison, c'était la ruelle Notre-Dame-de-Grâce, entre Girouard et Old Orchard. Bien sûr, on aurait pu jouer dans la cour de l'école en face ou au parc, à l'angle de la rue Sherbrooke, mais ce n'était pas pareil.

La cour d'école était à tout le monde, le parc aussi, la ruelle était à nous. Rien qu'à nous. Parfois des étrangers s'y aventuraient. Une voiture surgissait au beau milieu de notre troisième période. On cognait avec nos bâtons de hockey, on se mettait à huer, le gardien déplaçait le filet lentement en haranguant le conducteur: «Ce n'est pas une rue, ici, c'est le Forum!» La voiture finissait par passer. C'était la dernière fois qu'elle prenait ce raccourci rallongeant.

Les parents des maisons autour n'étaient pas les bienvenus, non plus. La ruelle, c'était notre pays, pas le leur. C'est nous qui la pelletions, l'aménagions, la possédions. L'hiver, ils respectaient notre indépendance territoriale, sans mal. L'été, ça créait parfois des conflits.

Les voisines en bikini bronzaient sur le gazon à leurs risques et périls. Une balle de baseball sur le ventre les faisait passer du brun au bleu. Le samedi matin, les papas lavaient leurs voitures très tôt, pendant qu'on regardait nos dessins animés, puis ils la rangeaient précieusement dans le garage, une poque était si vite arrivée. Une année, ma mère a créé tout un émoi en plantant quelques plants de tomates sur notre terrain de football. Elle a failli en recevoir avant même qu'elles soient mûres. On s'est finalement résignés à voir notre terrain de football canadien devenir un terrain de football américain.

Notre plus gros problème, c'était Mme Lajoie. Pour être juste, on devrait plutôt dire l'inverse, nous étions le plus gros problème de Mme Lajoie. Pauvre elle, chaque été, une fausse balle passait à travers la vitre de sa salle à manger. Chaque fois, elle disait qu'elle appelait la police. On avait peur. Le match était suspendu quelques heures. La police ne venait jamais. Mme Lajoie avait-elle changé d'idée ou la police avait-elle mieux à faire? Mystère. On prenait quand même nos responsabilités. Tous les petits culs de la ruelle brisaient leur tirelire pour faire réparer la vitre brisée. Mais ça n'émouvait pas Mme Lajoie qui, tel un Jeffrey Loria en jupon, faisait tout pour que le baseball disparaisse de la ruelle. Elle nous disputait, se plaignait à nos parents, avait même acheté un chien pour nous dissuader d'aller sur son terrain. Mauvaise stratégie. Le chien était rapidement devenu notre bat boy. Il allait chercher nos balles égarées sous les autos. Bon pitou!

Au fond, Mme Lajoie était un peu grippette, mais pas méchante. Je crois même qu'elle nous aimait bien. Et nous aussi. Son attitude rendait nos frasques plus mémorables.

Jamais en 12 ans d'occupation de la ruelle, mon frère, mes amis et moi n'avons reçu la visite d'une quelconque autorité paroissiale, municipale ou policière venue réglementer nos activités. Ce n'était pas de leurs affaires. La ruelle, c'est l'affaire des gens qui habitaient autour. Et surtout de leurs enfants.

Aujourd'hui, la société s'immisce partout. La Presse a révélé, lundi dernier, que des employés municipaux avaient détruit deux patinoires de ruelle dans le quartier Villeray, après avoir reçu une plainte d'un voisin! Puck, ça n'a pas de bon sens!

Savez-vous ce que devrait répondre l'employé municipal à un citoyen se plaignant que des enfants aient fait une patinoire dans la ruelle? Arrangez-vous! On a autre chose à faire!

Les nids-de-poule, l'échangeur Turcot, la criminalité, la pauvreté, la corruption, c'est plus qu'il n'en faut pour les occuper. Les chicanes de ruelle doivent se régler entre résidants de ruelle. Est-ce qu'on peut encore vivre ensemble sans avoir besoin de surveillants?

Des enfants qui jouent, ce n'est pas dangereux. Les voitures qui roulent trop vite, oui. Des enfants qui jouent, non. Si ça dérange quelqu'un, à lui de défendre son point de vue auprès des parents. Que des employés municipaux perdent leur temps à aller détruire une patinoire, ça me révolte autant que les scandales de la commission Charbonneau.

Je ne peux pas croire que mon argent a servi à payer le salaire de deux gars qui n'avaient pas mieux à faire qu'empêcher des enfants de jouer.

Les ruelles appartiennent aux enfants. Tous les adultes qui les empruntent en voiture ou à pied doivent le faire dans le plus grand respect.

Ce n'est pas en frustrant les gamins que les adultes de demain seront plus tolérants.

Que le voisin incommodé se monte une équipe de hockey et si sa gang remporte le match, la patinoire sera à lui et il en fera ce qu'il veut. Sinon, qu'il endure.

Les champions de la ruelle ont toujours raison!