Je ne peux pas le croire: paraît qu'il y a du hockey le dimanche après-midi. C'est mon ami Charles qui me l'a dit, à l'école. Ses parents ont le câble. Alors il peut regarder le match de la LNH diffusé sur CBS. C'est sûrement ça, le bonheur: une partie de hockey le samedi soir à Radio-Canada et une le lendemain sur la chaîne américaine. Du coup, c'est Noël tout le week-end.

Malheureusement pour moi, mes parents ont des oreilles de lapin. On a accès à seulement quatre canaux: le 2 (Radio-Canada français), le 6 (Radio-Canada anglais), le 10 (Télé-Métropole) et le 12 (CFCF). C'est déjà trois de trop au goût de ma mère. Ma mère ne regarde que les émissions culturelles de Radio-Canada. J'ai plaidé ma cause pour qu'on s'abonne au câble. Non. Un match de hockey par semaine, c'est assez. Le dimanche, c'est une journée pour lire.

Fru, je m'installe dans le salon avec mon Arsène Lupin. Et je fixe les oreilles de lapin en mâchant ma gomme. Il doit pourtant y avoir un moyen. J'allume la télé et je la mets au 3. Il n'y a que de la neige, à Burlington. Parfois, quand il vente très fort, il me semble apercevoir une forme qui ressemble à un joueur de hockey. J'étire les antennes au maximum. Elles grattent le plafond. Toujours pas de bande. Je les plie, je les tords, je les couche. Rien n'y fait. Toujours pas de filet. Je les éloigne, je les croise, je les colle. Oh! Quand je les colle, le miracle se produit. Je vois les Red Wings de Detroit attaquer dans la zone des Bruins de Boston. Et j'entends la voix nasillarde du descripteur nommer Howe, Delvecchio, Orr et Esposito. Mon coeur palpite. Je cours m'asseoir sur le sofa, le hockey disparaît. Je retourne tenir les antennes, il réapparaît. Le problème, c'est que les oreilles de lapin sont sur la télé, ce n'est pas le meilleur endroit pour regarder un match de hockey.

Que faire? Je fais une bulle avec ma gomme et je me la décolle du nez. Eurêka! J'ai trouvé! Comme quand Newton a reçu sa pomme sur le coco, la lumière jaillit en moi. Je prends ma gomme et je la colle entre les deux antennes, en les tenant bien serré. Derek Sanderson saute sur la patinoire. Je vais m'asseoir. Sanderson est toujours là, il vient de faire une passe à Ed Westfall. Ça fonctionne. Il suffit de mettre une mâchée de gomme bien imbibée de salive sur les oreilles de lapin, et les États sont à moi.

Une partie de hockey dure environ un paquet de Chiclets. Il suffit de remplacer la substance gluante aux 15 minutes. Je suis assez fier de mon coup. Bien sûr, l'image n'est pas aussi claire que chez Charles. Et à la fin de la troisième, j'ai comme un léger mal de coeur. Mais le lendemain, dans la cour d'école, moi aussi, je peux parler de la Hockey Game on CBS.

Les années passent, tout le monde finit par avoir le câble. Tous nos voisins, tous nos cousins, tous nos amis. Tout le monde, sauf nous. Chez nous, les oreilles de lapin restent, et les boules de gomme se succèdent. Mais je ne désespère pas de convaincre ma mère de se convertir, pour pouvoir mieux discerner la rondelle. Un jour, en lisant le Télé-Presse, je trouve l'argument massue:

- Maman, il y a une nouvelle émission littéraire à la télé, où tous les grands auteurs discutent de leur oeuvre, Soljenitsyne, Bukowski, Benoîte Groult...

- Ah oui? Et c'est à Radio-Canada?

- Non, c'est sur le câble.

- Sur le câble?

- Oui, à TVFQ, poste 99.

Bingo! Quelques jours plus tard, le progrès arrive enfin dans notre demeure, nous sommes branchés! Les oreilles de lapin aux restants de gommes séchées sont remisées au sous-sol. À moi le hockey débrouillé!

C'est ce que je croyais. Mais j'aurais dû mieux lire mon Télé-Presse. Le magazine littéraire Apostrophes est diffusé le dimanche après-midi. Je sais qu'il y a une nouvelle invention qui permet d'enregistrer les émissions, mais s'il a fallu presque 10 ans à ma famille pour s'abonner au câble, c'est pas demain qu'on va avoir un enregistreur Betamax.

Fini le hockey du dimanche. Bernard Parent a été remplacé par Bernard Pivot. Toute la famille se réunit dans le salon pour son rendez-vous culturel dominical. C'est intéressant et instructif. Mais le lendemain, à l'école, quand les gars racontent le dernier combat de Dave Schultz, moi, je n'ai personne avec qui discuter du dernier livre de Jorge Luis Borges.

Le progrès ne nous apporte pas toujours ce qu'on veut. Parce que ce qu'on veut, c'est toujours ce qu'on connaît. Pourtant, c'est en découvrant l'inconnu qu'on progresse le plus.

Le câble que je voulais pour avoir plus de ce que j'avais m'aura permis d'ouvrir mes horizons.

Soudain, je voyais plus loin que Burlington sans avoir besoin de mâcher de la gomme. Je voyais Paris. Je ne voyais plus la rondelle, mais je voyais les mots. Et ça confirmait mon envie d'écrire. Et de ne faire que ça.

Si ça peut rassurer tous les irréductibles qui, aujourd'hui, doivent se débarrasser de leurs oreilles de lapin, vous allez peut-être découvrir un monde insoupçonné qui va vous ravir.

Il suffit de bien chercher ou d'écouter sa mère.