Neuf heures quinze, je dors encore. Mon père, ma mère et mon frère sont partis travailler depuis longtemps. Dehors, il fait beau, c'est l'été. C'est juillet. Mais j'ai tout mon temps, j'ai 12 ans.

Dans la ruelle, les oiseaux chantent, les cordes à linge grincent et mes amis jouent déjà. Je ne les entends pas. Un seul bruit me tire de mon sommeil, un seul bruit me ramène du pays des rêves. Toujours le même.

Il n'est pas très assourdissant. C'est un bruit tout en douceur. Presque un frémissement. Comme les feuilles au vent. Comme l'eau qui coule sur les rochers. Ça ressemble au son d'une chute. Et c'en est une. La chute du papier sur le plancher. C'est l'arrivée du courrier.

Le bruit des lettres échappées, c'est mon réveille-matin. Quand il y en a beaucoup, le son est plus sec, plus désordonné. Et ça me remplit d'espoir. Je me dis que celle que j'attends est sûrement dedans. Dans ce paquet d'envois. Quand il n'y en a qu'une, elle flotte avant de rejoindre le sol. Et le son qu'elle produit est si faible, à peine un battement d'aile. Mais je l'entends quand même, tellement j'espère que c'est elle. La lettre envoyée à moi. La lettre envoyée pour moi.

Parfois, ma chatte Fétiche décide de se mettre devant la fente de la porte d'entrée par laquelle le facteur dépose le courrier. Avec ses petites pattes, elle repousse les lettres vers l'extérieur. Le facteur doit donc insister pour livrer les missives, au risque de se faire griffer. Fétiche est comme mon père, elle n'aime pas recevoir des factures. C'est quand même mieux que le berger allemand du troisième voisin, qui grogne dès que le facteur monte les marches. Facteur est un métier dangereux, mais il y a quand même des avantages - parfois, il sonne trois fois.

Il y a des matins sans bruit. Des matins sans courrier. Ces matins-là, j'ai l'impression de me lever pour rien. Je me dirige tout de même vers la porte en espérant que les lettres sont tombées sans que je les entende. Mais ça n'arrive jamais. Parce qu'on n'entend bien qu'avec le coeur. L'essentiel est inaudible pour les oreilles. Le coeur entend tout. Même le silence de l'absence. Surtout le silence de l'absence.

Il n'y a rien de plus vide qu'un plancher vide le matin. Un plancher sans pensée. Sans nouvelles du monde. On se sent coupé. On se sent tout seul.

Neuf heures vingt. J'entends le vol d'une enveloppe qui atterrit dans la maison. Elle n'est pas encore tombée, je suis déjà debout. Et je traverse la maison en courant pour la ramasser. De loin, on dirait bien que c'est celle que j'attends. L'enveloppe est toute mince et bleutée comme celles qui accompagnent le papier à lettres «par avion».

Je l'ai dans les mains. Et mon coeur bat fort. Sur le timbre, il y a Marianne. Dans l'enveloppe, il y a la France. Dans les mots, il y a Dominique. Dominique, c'est ma soeur. Elle est partie suivre des cours de ballet à Cannes. Et je m'ennuie d'elle. Heureusement, elle m'écrit souvent. Des lettres qui sont adressées à moi. Des lettres avec mon nom dessus. Ce sont les premières que j'ouvre. Et ça me fait me sentir grand. Pas vieux. Grand.

Je retourne dans ma chambre, lire ça en pyjama. Dominique me raconte son voyage, la plage, l'azur et la danse. Je vais passer la journée à traîner ces pages. Je les relis en gobant mes céréales. Puis assis dans les marches de l'escalier dehors. Puis le soir, en regardant la télé. La lettre est à mes côtés. Ce n'est pas ma soeur, mais c'est une partie de son coeur.

Et j'ai hâte à demain, ou à après-demain, que le facteur m'en livre un autre morceau. Combien faudra-t-il de lettres pour l'avoir au complet? La correspondance est un puzzle sans fin.

Les temps changent. Si j'avais 12 ans aujourd'hui, ce n'est pas le son des lettres sur le plancher qui ferait battre mon coeur. Ce serait celui de la clochette annonçant l'arrivée d'un courriel. Et j'irais de mon lit à l'ordinateur, voir ce que ma soeur raconte.

Il y aurait des photos et peut-être même le son des criquets, que ma soeur aurait enregistré avec son iPhone. Les mots seraient les mêmes. Les «je t'aime» et la série de baisers en xxxxx. Le réconfort serait aussi grand.

Mais il manquerait une sensation. Celle de tenir l'objet dans ses mains. C'est la carence du virtuel. Exister seulement sur un écran. Les lettres de ma soeur avaient un poids, une présence. Elles faisaient du bruit en tombant sur le plancher. Je les traînais avec moi. Je n'avais pas besoin de les lire pour qu'elles me fassent du bien. Gagner la Coupe Stanley sans toucher la Coupe Stanley, ce n'est pas gagner la Coupe Stanley.

L'instantanéité du monde virtuel est magique. Au moment où quelqu'un pense à nous, le temps d'un clic, on le sait, le temps d'un clic, on lui répond. Les sentiments se transmettent à la vitesse de l'éclair.

Reste à la bonne vieille lettre un seul avantage: c'est de savoir se faire attendre. Un courriel, c'est le plaisir. Une lettre, c'est le désir.

Recevoir courriel et courrier, c'est le meilleur des deux mondes.

Il y a un conflit aux Postes, actuellement, et ça ne chamboule pas nos vies comme avant.

Pourtant, on aura toujours besoin des facteurs pour tenir dans nos mains des morceaux de bonheur.