La première grosse bordée de neige est tombée. On vient donc de recevoir nos munitions. L'ennemi aussi. Les balles de neige vont fuser. La guerre des Tuques va recommencer.

Stratégiquement, j'habite au mauvais endroit. Pour me rendre à l'école des Français, je dois passer devant l'école des Anglais. Ma maison, c'est la bande de Gaza. Gare aux snowballs! Je risque ma vie quatre fois par jour. Le matin en allant à l'école; le midi en revenant dîner chez moi; l'après-midi en retournant à mes cours; à la fin de la journée, en revenant pour de bon à la maison. Je risque donc ma vie 20 fois par semaine, 80 fois par mois, 400 fois par hiver. Méchant stress.

Je dis ma vie, mais c'est surtout mon nez, car c'est tout ce qui dépasse. Le reste de mon corps est protégé par des tonnes d'épaisseurs de vêtements de neige. Caleçon long, chandails, pantalon, combinaison de motoneige, tuque, foulard, mitaines, je ne suis plus un être humain, je suis un paquet.

Le matin, le paquet a la paix. Ma mère marche à l'école avec moi. Les paquets anglais se tiennent tranquilles. De toute façon, ils sont à peine réveillés. C'est le midi que ça se complique. Je suis autonome. Je n'ai que la rue à traverser. Mais quelle rue!

Comment passer à l'ouest en restant sec? Les peureux font de longs détours. Ils remontent la rue Girouard jusqu'à Monkland ou descendent Girouard jusqu'à Côte-Saint-Antoine. Ce n'est pas mon genre. Je ne reviendrai pas chez moi par la porte d'en arrière. J'habite rue Notre-Dame-de-Grâce, je vais passer par la rue Notre-Dame-de-Grâce.

Onze heures trente. La cloche ronde de l'école primaire Notre-Dame-de-Grâce retentit, la cloche carrée de la N.D.G Elementary School aussi. C'est parti! Il y en a qui s'en tirent grâce à leur rapidité. Ils déboulent l'escalier, s'habillent à la vitesse d'un amant surpris, sortent de l'école en courant comme Johny Rodgers. Les Anglais ont à peine eu le temps de lancer une balle, ils sont déjà assis dans la cuisine de maman à boire leur chocolat chaud.

Moi, je suis lent. Ce n'est pas ma faute, c'est la faute de mes jambes. Je descends les marches prudemment. J'enfile mes couches de vêtements avec application. Et je marche clopin-clopant jusque chez moi. Je suis la cible idéale. Heureusement, Stéphane Carrière, mon ami, a la gentillesse de m'escorter. Nous sommes deux contre l'Empire britannique.

Toe Blake a dit que la meilleure défensive, c'est l'attaque, alors on se taponne une dizaine de balles de neige avant de traverser la rue. Puis, on crie et on fonce. Les Anglais sortent de leur fort et nous visent avec précision. On réplique tant bien que mal. Mais ils sont trop nombreux. Quand je rentre chez moi, j'ai l'air d'une grosse balle de neige. J'ai l'air du bonhomme Michelin. Ma mère me demande chaque fois: «Que s'est-il passé?» Je réponds toujours que j'ai joué dans la neige. Jamais je ne lui dirai que c'est la guerre dehors. Cette guerre ne concerne pas nos parents. On ne veut surtout pas qu'ils s'en mêlent. Cette guerre, c'est notre affaire.

La bataille de 13h est moins cruelle mais plus imprévisible. C'est qu'on est une grosse gang de francophones et d'anglophones emmitouflés à retourner à l'école en même temps. Comment savoir si la tuque est anglaise ou française? On ne prend pas de risque: on vise dans le tas. Lorsque notre balle de neige frappe le nez de quelqu'un, si on entend fuck!, c'est un des leurs. Si on entend «tabarnak!», c'est un des nôtres. Les victimes amies sont nombreuses.

On assiste à nos cours de l'après-midi, le fond de culotte mouillé. Avec une boule dans la gorge. On angoisse. La bataille de 16h est la pire. La plus sombre. C'est souvent un massacre. On soupçonne les professeurs des Anglais de les laisser partir à 15h45 pour les avantager. Quand on traverse la rue, ils sont prêts. Avec des tonnes de munitions dans les mains. Ils bombardent les pissous. Quand j'arrive en retard, il leur en reste encore.

Je rentre à la maison, gelé comme un Rolling Stone. Avec une seule idée en tête: me venger. Et, comme Napoléon, j'ai un plan. On a passé le week-end, Carrière, mes voisins et moi, à pelleter la cour des Anglais. On l'a déneigée au complet. Le lundi matin, on voyait l'asphalte. Tandis que la cour des Français débordait de munitions. Nous avons gagné toutes les batailles jusqu'à la bordée de neige suivante. Une semaine historique.

Les grenouilles étaient plus grosses que les boeufs.

On était seulement en décembre 1970 mais, déjà, on sentait que le 15 novembre 1976 s'en venait.

Aujourd'hui, l'école des Anglais est devenue un centre pour personnes âgées. Et les petits vieux ne lancent pas de balles de neige aux gamins qui se rendent à l'école primaire Notre-Dame-de-Grâce. Peut-être qu'ils devraient. Ça leur ferait du bien, aux jeunes comme aux vieux.

Oubliez le ginseng et le Géritol. Pour rajeunir instantanément, il n'y a rien comme lancer une balle de neige. Et en recevoir une est le plus réussi des liftings.

Joyeux hiver!