Tous mes étés débutent avec une petite fête pour l'anniversaire de mon ami Stéphane, à la fin juin, et se terminent avec une petite fête pour mon ami Éric, à la fin août. C'est inscrit à l'agenda depuis 25 ans et pour 25 ans encore, au moins. Cette année, le souper pour Éric a lieu chez Stéphane à Chambly, ce soir. Le problème, c'est que ça se peut qu'Éric ne soit pas là. La raison: le pont.

Éric a peur de prendre le pont. C'est la catastrophe annoncée de la fin de semaine. Radios, télés, journaux, ils l'ont tous claironné: ça va être l'enfer!

Des heures et des heures d'attente, peut-être même des jours et des nuits, si ce n'est pas des mois. Montréal est barricadé, impossible d'y entrer, impossible d'en sortir. Ce n'est plus Montréal, ville ouverte, c'est Montréal, ville fermée.

Mais que se passe-t-il au juste? Les Iroquois ont décidé d'assiéger l'île pour revendiquer toutes les terres du Hochelaga de leurs ancêtres? On prévoit une attaque de poules urbaines féroces façon Les oiseaux d'Hitchcock? Le nouveau chef de police veut tester personnellement l'haleine de chaque Montréalais? On a décidé de tenir un dîner en blanc sur chacun des ponts donnant accès à la métropole?

Rien de tout ça. On remplace le revêtement d'asphalte et les joints de dilatation du pont Champlain. Donc, d'hier soir jusqu'à lundi matin, une seule voie sera disponible pour les automobilistes en direction sud et deux voies seront accessibles en direction de Montréal.

D'après moi, ça ne devrait pas être si pire que ça. Rien pour remettre une fête entre amis. J'entends déjà les habitués du pont Champlain rire de moi. Quel naïf! Quel inconscient! Ça ne se peut pas écrire des choses comme ça. C'est vrai que la plupart du temps que je veux sortir de Montréal, je prends l'avion. Je vis à Montréal. Je travaille à Montréal. Je mange à Montréal. Je sors à Montréal. Je dors à Montréal. Le cauchemar des ponts, connais pas.

Selon MapQuest, aller chez Stéphane à Chambly prend 44 minutes. Ajoutons 30 minutes d'attente sur le pont Champlain, donc une heure et quinze minutes après notre départ, on boit l'apéro sur le bord de la piscine de Steph. Et tout est tiguidou. Éric n'envisage pas ça comme ça. Éric a peur que l'attente sur le pont Champlain soit de deux heures, si ce n'est pas trois, bref qu'on arrive à Chambly pour le réveillon. Idée: prenons un autre pont. Éric fait la moue. Cette idée-là, tout le monde va l'avoir. Et les autres ponts ne suffiront pas. Victoria vibre déjà tellement, il risque de tomber. Il suffit que quelqu'un fasse sauter un pétard ou allume un feu de Bengale pour que Jacques-Cartier décide de fermer, et ainsi donner la chance aux piétons d'admirer les étincelles. Et si jamais un propriétaire à Oka a l'initiative de tondre le gazon de son terrain, des barricades seront hissées sur le pont Mercier. Montréal est bouché. Ses citoyens, aussi.

Avouons-le, il faut quand même beaucoup d'ingéniosité pour réussir à embouteiller une ville, un samedi soir. Only in Montreal!

Nous ne sommes pourtant que 1 670 000 habitants, on devrait être en mesure de circuler les jours de congé. New York a 26 millions d'habitants et ils réussissent à aller manger un New York steak chez des amis l'autre bord du Brooklyn Bridge. Bien sûr, durant les heures de pointe, c'est épouvantable. Mais pas le samedi soir. Le samedi soir, tout le monde est sur Broadway, les illuminés qui veulent fêter avec leurs amis au New Jersey ont la route libre.

C'est peut-être ça la cause de nos soucis. Voulez-vous ben me dire pourquoi il y a tant de Montréalais qui veulent sortir de l'île, le samedi soir? Je sais que je suis le premier à le faire, mais ça m'arrive une fois par année. Une fois, on a le droit. Si le pont Champlain a été paralysé tout l'été, c'est parce qu'y en a une maudite gang qui vont faire le party à Brossard. Ça va faire, l'exode des citadins! Redécouvrez votre quartier. C'est le temps, pendant qu'on n'a pas besoin de le déneiger. Faites des rallyes de Bixi, du Plateau à Pointe-aux-Trembles. Amusez-vous chez vous. Il ne se passe rien de l'autre bord. À part un petit souper à Chambly. Pis vous n'êtes pas invités!

Que va-t-il se passer ce soir? Va-t-on vivre la nuit des longs bouchons? Le choc du pare-chocs à pare-chocs? Si tout le monde est inconscient comme moi, sûrement. Mais si tout le monde a peur comme Éric, la voie sera libre, et les inconscients comme moi pourront se promener à leur guise. Tellement, que rendu à Chambly en criant lapin, j'aurai le temps de retourner à Montréal chercher Éric pour qu'il souffle les chandelles de son gâteau.

Bonne soirée à tous. Où que vous alliez, pourvu que ce ne soit pas par le pont Champlain, s'il vous plaît.