Début de la neuvième manche, Armando Galarraga, le lanceur des Tigers de Detroit, se prépare à lancer. Il est à trois retraits de la perfection. Oui, la perfection. Aucun frappeur des Indians de Cleveland n'a réussi à se rendre sur les sentiers. Aucun coup sûr, aucun but sur balle, aucune erreur, rien. Galarraga pourrait devenir le 21e lanceur de l'histoire à réussir un match parfait. La ligue majeure de baseball existe depuis 1865.

Premier frappeur pour Cleveland: Mark Grudzielanek. Il cogne la balle solidement, loin dans le champ centre. Jackson court, court, court et réussit un attrapé à la Willie Mays. Ouf! premier retrait. Galarraga sourit à belles dents. Il a eu chaud, mais tous les espoirs sont encore permis.

 

Mike Redmond au bâton, roulant à l'arrêt-court, relais au premier but, retiré! La foule se lève et applaudit. Plus qu'un seul retrait et Galarraga entre dans la légende. Les spectateurs aussi. Ils pourront dire: j'y étais.

Une prise et une balle contre Jason Donald. Galarraga lance... Donald frappe un roulant entre le premier et le deuxième but. Cabrera ramasse la balle, Galarraga se rend lui-même au premier but pour saisir le relais. Ça y est. La foule délire. Galarraga sourit de bonheur. L'arbitre crie: «safe!» Quoi? Il déclare le joueur des Indians sauf au premier!? C'est la consternation. La foule gronde. Même le coureur n'en revient pas. S'il le pouvait, il se retirerait lui-même. Galarraga ne sourit plus de bonheur. Mais il sourit encore. En une fraction de seconde, son grand sourire de perfection s'est changé en sourire de déception. En sourire de philosophe qui accepte la fatalité. Il regarde l'arbitre Jim Joyce dans les yeux, sourire aux lèvres. Aucun gros mot. Aucune insulte. Aucune menace. Puis il se dirige vers le monticule en ajustant sa casquette sur sa tête. Cet homme est cool. Cet homme est bien.

Le gérant des Tigers sort en trombe de l'enclos et semonce Joyce. Mais ce qui est dit est dit, et Joyce a dit «sauf». La foule hue. Joyce est devenu l'ennemi public no 1 de la ville de Detroit. La reprise à la télé ne laisse aucun doute. Donald était retiré. Le match aurait dû se terminer ainsi. Galarraga porté en triomphe par ses équipiers, sous les cris de joie des partisans et les flashs des photographes. Un héros serait né. Le nom de Galarraga serait inscrit à jamais dans le livre des records. Le 21e lanceur parfait du baseball. Mais la perfection de l'un a souvent comme limite l'imperfection de l'autre. Et l'erreur de l'arbitre prive le lanceur de sa gloire méritée.

Crowe est le prochain frappeur. Il cogne la balle au troisième but. Relais au premier, retiré. Cette fois, c'est vrai, le match est fini. La mauvaise décision de Joyce n'a pas ébranlé le moral de Galarraga. Il a continué d'être parfait jusqu'au bout. Pour lui seulement. Pas pour la postérité.

Si Galarraga n'a jamais perdu son sourire, l'arbitre, lui, est en larmes. Inconsolable. Il a vu la reprise. Il a vu l'évidence. Il s'est trompé au pire moment qui soit. Joyce s'excuse comme un enfant repentant. Avec tout le regret de l'homme qui sait que cette erreur le suivra toute sa vie. Au début du match suivant, il demande pardon en personne à Galarraga, qui accepte ses excuses avec le sourire. Galarraga et Joyce sont à jamais liés. Ils feront pour toujours partie de la même question piège.

Le commissaire Bud Selig n'a pas renversé la décision de Joyce et accordé son dû à Galarraga, comme plusieurs observateurs le demandaient. Il a bien fait. Le baseball est un sport de décisions. Chaque geste est jugé. Chaque lancer, chaque coup, chaque attrapé appelle un jugement de l'arbitre. Si on peut les contester après le match, ça ne finira plus.

Bien sûr, les arbitres pourraient être remplacés par des machines. Un microprocesseur dans le coussin, un microprocesseur dans la balle et on saurait avec exactitude si le pied a touché le coussin avant que la balle ne touche le gant. Un jour, peut-être. Mais tant que l'on se fie à l'oeil humain pour déterminer si le joueur est retiré ou non, il faudra accepter que parfois l'humain se trompe. Tous les joueurs de baseball, même les légendes, ont commis, au cours de leur carrière, des dizaines et des dizaines d'erreurs. Ça fait partie du sport. Les erreurs des arbitres en font partie aussi.

Ce match imparfait du 2 juin 2010 est plus mémorable que bien des matchs parfaits. Il nous aura permis d'apprécier la nature humaine dans ce qu'elle a de plus beau.

Galarraga, victime d'une grave injustice, aurait pu être frustré, tranchant, violent. Il aurait pu réagir comme bien des bébés gâtés du sport, en ne pensant qu'à lui. Au contraire. Il ne lançait pas pour lui, il lançait pour faire gagner son équipe, et son équipe a gagné. Alors il n'a pas fait un plat de sa mésaventure personnelle. Il a été, dans l'adversité, encore plus grand que dans l'exploit.

Jim Joyce aurait pu fuir les journalistes et ne jamais reconnaître sa gaffe. Se cacher derrière son bouclier d'arbitre, d'homme qui a toujours raison. Au contraire. Il s'est tenu debout, il a avoué sa faute et a demandé pardon. Qui peut aujourd'hui lui reprocher son erreur? Qui ne s'est jamais trompé?

Curieusement, cette saison, il y a déjà eu deux matchs parfaits dans le baseball majeur. Nommez-moi les deux lanceurs qui les ont réussis? Je parie que vous êtes plusieurs à ne pas savoir qu'il s'agit de Dallas Braden et de Roy Halladay. Quelque chose me dit, pourtant, que vous vous souviendrez longtemps du souriant Armando Galarraga. Et de Jim Joyce aussi. Car une seule chose est encore plus émouvante que la perfection: c'est l'imperfection. L'erreur qui fait ressortir le meilleur de l'humain.