Ça fait au moins deux semaines que ma mère le demande à mon père: «Bertrand, faudrait enlever les fenêtres doubles, tous les voisins ont leurs moustiquaires.» Mon père opine de la tête, s'allume une cigarette et s'étend sur le sofa en disant: «Je vais penser à ça...» Mon père pense beaucoup. Il faut croire que la pose des moustiquaires est un chantier qui demande énormément de préparation. Et surtout d'effort. Ce n'est pas que mon père n'est pas vaillant. Il travaille fort au bureau, mais à la maison, il est plutôt au neutre. La vaisselle est sa seule tâche ménagère. Mon père n'est pas un homme rose. C'est un homme gris.

Samedi matin, il fait beau. Ma mère n'en peut plus. On entend du barda dans la cave. Elle s'empare des moustiquaires et les transporte en haut. Mon père plie sa grosse presse: «Attends un peu, j'arrive.» Etc'est parti! Toute la maisonnée est mise à contribution. Mon grand frère trimballe les moustiquaires dans les différentes pièces. Ma soeur nettoie les carreaux des fenêtres doubles avant qu'on les remise. Mon père enlève les fenêtres doubles pendant que ma mère lui tend la moustiquaire. Et moi, je ne fais rien. C'est ça quand on est le plus petit. Faut surtout pas que je coure, ni que je joue avec mon bâton de hockey, car il y a des fenêtres partout dans la maison. Faut que je sois sage. Et que je regarde. Alors, c'est ce que je fais.

 

Mes parents commencent toujours par les fenêtres du salon. Mon père cogne avec son poing pour soutirer la fenêtre double. Elle est coincée. Ce sont des vieilles fenêtres et elles ont travaillé fort. La maison, aussi, a travaillé, mais pas du même bord. Et comme la moustiquaire a passé l'hiver à se reposer, elle ne fitte plus, comme on dit en chinois. Et c'est toujours la même discussion:

- Léonie, ce n'est pas la bonne.

- J'te l'dis que c'est la bonne, Bertrand.

- Elle, elle ne va pas dans le salon, c'est sûr.

- Oui, elle va dans le salon.

- Est-ce qu'il y a un S en dessous?

- Oui, il y a un S.

Mes parents ont inventé ce système, il y a une couple d'années, après plusieurs printemps d'essais-erreurs. Chaque moustiquaire est identifiée d'une lettre écrite au crayon. S pour salon, C pour cuisine, G pour la chambre des gars, etc. Cette méthode a réduit de moitié le temps de la pose. Avant, c'était une loterie. Un cube Rubik. Mon père passait sa journée à se promener de pièce en pièce avec chacune des moustiquaires jusqu'à ce qu'il trouve le match parfait.

Le salon est fait. La chambre des parents aussi. Les Laporte s'attaquent à la salle à manger. La pièce la plus périlleuse. Pour bien installer la moustiquaire, mon père doit y aller de l'extérieur. Il monte dans la grande échelle. Et tout le monde a peur. Mon père n'est pas Spider-Man. Et son échelle est bien branlante. Mon frère et ma soeur ont beau la tenir, elle s'agite à chaque barreau franchi par le paternel. Ma mère ne cesse de répéter: «Bertrand, fais attention!» Ce qu'il ne fait pas, bien sûr. La cigarette au bec, la moustiquaire dans une main, la cravate au vent. C'est vraiment pas un manuel. Il arrive tout de même à installer les quatre moustiquaires de la salle à manger sans y laisser sa peau.

Après, c'est la cuisine, la chambre de ma soeur et, finalement, celle de mon frère et moi. Voilà, c'est officiel. Le printemps vient d'entrer dans la maison. Il y a un courant d'air qui voyage du salon jusqu'à ma chambre du fond. On respire à nouveau. L'air qui vient du ciel. Pas le vieil air recyclé, chauffé et aseptisé de l'hiver. Non, le bon air de la ville. Un air qui sent quelque chose. Les fleurs du jardin de ma mère, le monoxyde de carbone de l'autobus qui vient de passer, le BBQ du voisin. Toutes ces odeurs se faufilent à travers le grillage de la moustiquaire et c'est toute la maison qui sent bon.

Il n'y a pas que l'air qui entre dans la maison. Il y a aussi le son. Tout l'hiver durant, on n'entend que nous. Nos conversations, notre radio, notre télévision, le bruit du réfrigérateur et de la fournaise qui se met en marche. Quand les moustiquaires sont posées, on entend les sons de la ruelle, des cordes à linge qui grincent, des enfants qui jouent, des oiseaux qui chantent. La maison n'est plus sourde. Les murs ont remis leurs oreilles. L'hibernation est terminée. La maison n'est plus un fort. La maison est une grande place.

Mon père est parti se recoucher dans le salon. La fumée de sa cigarette s'envole vers la rue. Prochains grands travaux: quand il fera trop froid, quand il faudra garder toute notre chaleur en dedans. Dans six mois... six mois et deux semaines après tout le monde.