C'est le mois de mars. Et mars, c'est mort. Au Collège, il ne se passe rien. Le redoux a fait fondre la glace de la patinoire. Les sulpiciens ont enlevé les bandes. La cour d'école est dans la boue. Il est trop tôt pour jouer au baseball ou au soccer, trop tard pour jouer au football.

Les élèves s'embêtent. Les prêtres n'aiment pas ça. L'oisiveté étant la mère de tous les vices, ils ont peur que les jeunes tombent dans le péché. Il y a parfois de drôles d'odeurs quand on passe près de la radio étudiante. On ne fait pas qu'écouter Harmonium. Ça sent Harmonium. Et les cases sont remplies de Sports Illustrated, surtout le Swimsuit Issue, et d'exemplaires du People avec Wonder Woman à la une. Quel costume! Le genre de magazine que les ados tiennent d'une seule main.

Bref, il faut trouver quelque chose pour nous occuper. Si mars est le cimetière de l'activité sportive, mars sera le mois de la culture. Les prêtres ont décidé de nous emmener au théâtre, au musée et au concert. On est tout excités! Pas tellement parce que des Edgar Fruitier et des Claude Gingras sommeillent en nous, mais nous ne sommes jamais sortis. Jamais. Tout se déroule toujours derrière les épais murs de pierre du Collège. On n'est jamais allés au moindre zoo ni même à la piscine en groupe.

Les pensionnaires sont cantonnés ici de septembre à juin. Les externes, de 8h du matin à 5h du soir. Nos activités parascolaires sont la reliure dans le grenier et le hockey cosom dans le gymnase. Le Collège s'autosuffit. Même pas besoin d'aller à l'église pour les grandes fêtes ou les décès: il y a une chapelle dans la crypte.

Les prêtres sont encore plus excités que nous. Faut dire qu'ils sortent encore moins que leurs élèves. Nous, le week-end, nous pouvons voir le monde avec papa et maman. Eux, ils sont encore au Collège ou au Séminaire, à côté. À se remettre de leur semaine. Et à prier.

Il y a plein d'autobus orange dans le stationnement. Première sortie du mois de la culture: Cyrano de Bergerac, par la Nouvelle Compagnie théâtrale. On a droit à une représentation en matinée. Les 700 élèves du Collège de Montréal vont remplir le théâtre. Mais avant de pouvoir remplir quoi que ce soit, il faut réussir à nous sortir. Pas évident.

Nous sommes tous en rang. Il y a deux autobus pour chaque degré. Première année, les deux premiers en avant. Deuxième, les deux suivants. Ainsi de suite jusqu'aux classes de cinquième. Il y a deux surveillants pour chaque section en plus des profs de français qui accompagnent leurs classes. Tout est tellement organisé, on dirait qu'on est en train de vider Alcatraz. Il ne nous manque que des fers aux pieds et des menottes aux poignets. Et il en faudrait. Il y a de la fébrilité dans l'air. Est-ce le petit vent printanier? Ou, au contraire, est-ce parce qu'une bordée de neige s'en vient? Mais même les plus sages, même les plus nerd semblent turbulents. On se pousse, on se tiraille, on crie.

Il faut que le père Lavoie monte dans chacun des autobus pour rappeler les consignes avant que le signal de départ ne soit donné à la caravane. Les ordres sont clairs: défense de parler, défense de se toucher, défense de faire quoi que ce soit. Amen. On baisse la tête. On obéit.

Les autobus démarrent. Par la fenêtre, on a tous les yeux fixés sur le Collège. Ça fait drôle de le laisser tout seul. On a comme peur de revenir et qu'il ne soit plus là. Plus nous roulons dans les rues de Montréal, plus l'effet Lavoie s'estompe. Les gars s'émancipent. Ça chuchote. Surtout quand on passe devant un bar de danseuses. Vous me direz qu'on ne pense qu'à ça. Affirmatif. C'est pas notre faute, ce sont nos glandes.

Nouveau rappel à l'ordre. On nous menace de retenues. Nous nous calmons. Nous entrons au théâtre comme de bons garçons. Tout est bien. Jusqu'au moment où les lumières s'éteignent. La pièce commence. Nous aussi! Il n'y a rien comme l'anonymat de l'obscurité pour inspirer les cancres. Les 12 coups provoquent les premières blagues. «Paquet, va répondre!

- On dirait la jambe de bois du père économe!

- C'est Gagnon qui reçoit la fessée!»

Ça n'arrêtera pas de la première partie. Ça rigole avant les farces. Ça essaye de deviner la prochaine rime. Et ça propose toujours pipi, caca ou téton. Il y a même un avion en papier qui atterrit sur le nez de Gilles Pelletier. Les prêtres ont honte mais n'osent pas intervenir; les acteurs continuent à jouer. Patiemment.

Étonnamment, le seul qui suit la pièce, c'est moi. Normalement, j'aime bien faire le fou. Mais pas quand d'autres sont en train de le faire. Et avec autant de talent. Je ne parle pas de mes confrères de classe. Je parle des acteurs. C'est eux qui font le show. Et le leur est bien meilleur que le nôtre. Avant l'entracte, une bombe d'eau, lancée du balcon, atterrit devant Roxane. C'est trop. Un acteur lance: «Vous n'êtes jamais sortis de votre Collège?»

Et tout le monde répond: «Jamais!»

Voilà le problème. Ils auraient pu nous asseoir dans un théâtre et laisser le rideau fermé, nous étions déjà satisfaits. Pour nous, l'activité, c'était d'être ailleurs. C'est tout. Il ne fallait pas nous demander de nous concentrer en plus et d'écouter des alexandrins!

Les sulpiciens sont allés présenter leurs excuses à la troupe. Et nous sommes remontés dans les autobus avant que la deuxième partie ne commence. Je ne saurai jamais si la belle Roxane finit avec Christian, le comte de Guiche ou Cyrano.

C'était notre première sortie de classe. Ce fut la dernière. Annulés, le musée et le concert.

Voilà pourquoi fut créée, bien des années plus tard, la semaine de relâche. Les directions d'école ne sont pas folles: pour faire passer le mois de mars, le mois de boue, mieux vaut renvoyer les enfants à la maison.

Et puis, amis parents, ça s'est bien passé?