Henri Bergeron présente le troisième volet des Beaux Dimanches, ma mère lève la voix:

Stéphane, dis bonne nuit à tout le monde et va te coucher...

Pas tout de suite! C'est bon, ce qui s'en vient!

C'est toujours bon, ce qui s'en vient, mais demain c'est lundi, alors va te coucher!

 

C'est le problème des Beaux Dimanches, être la veille des Laids Lundis. Chaque seconde est un décompte qui nous rapproche de notre lit. On écoute le premier volet avec Jacques Boulanger, insouciant. En croyant qu'on a tout notre temps. Arrive le deuxième volet, le commandant Cousteau et l'équipe de Calypso, alors une boule se loge dans notre gorge. La boule d'angoisse du dimanche soir. Sentir que le bon temps se termine, c'est encore pire que de traverser le mauvais temps. C'est encore plus effrayant. Ce soir, je suis bien décidé à repousser la fin.

Maman, c'est vraiment important que je regarde la prochaine émission, c'est éducatif...

J'ai lâché le gros mot. Le seul qui peut faire faiblir ma mère. Elle vacille:

C'est quoi?

C'est une série documentaire sur l'histoire du monde depuis la Deuxième Guerre mondiale. Ça s'appelle C'était hier...

OK, mais permission spéciale, juste pour cette semaine...

Merci maman!

J'ouvre mes yeux encore plus grands, et les oreilles aussi. Le couvre-feu de mes 13 ans est passé, je suis encore debout, alors il faut que je tienne parole. Et que j'apprenne. Et j'apprends. Avec des images d'archives, je vois défiler devant moi tous les grands moments de l'histoire récente de l'humanité. De la Libération à l'homme sur la Lune. Du mur de Berlin à la guerre du Vietnam. De Sinatra à Woodstock. Je vois de Gaulle, Castro, Kennedy, Ho Chi Minh, Idi Amin Dada. En une heure, ce sont des années d'espoirs, de malheurs et de sang qui se téléchargent sur ma mémoire vive.

Je n'ai pas menti à ma mère. J'ai plus appris en me couchant tard en ce dimanche soir que j'apprendrai demain matin à l'école. La permission spéciale fut reconduite pour tous les épisodes de la série. Et chaque fois que Radio-Canada l'a rediffusée en reprise, j'étais devant mon petit écran. Que ce soit le midi ou la semaine après les nouvelles. Je n'ai pas manqué une seconde. Attentif, jusqu'à la fin du générique sur la chanson Singing in the Rain de Gene Kelly, je lisais les noms des deux penseurs de cette série: Daniel Costelle et Henri de Turenne. Deux des plus grands professeurs que je n'aurai jamais eu.

C'était hier était une série géniale car sans limite. Elle traitait de tous les aspects de la société: politiques, artistiques, scientifiques. C'était un cours de culture générale 101. Celle que tout le monde devrait connaître. Et c'était fait de façon rigoureuse, chronologique. On racontait l'Histoire comme une histoire. En ordre. Avec un début, un milieu et une fin. La narration était impressionnante. Comme si l'humanité avait une voix. On vivait le documentaire. On en faisait partie. Et les archives n'étaient plus des archives, elles devenaient du direct. Le passé devenait du présent et s'ajoutait pour toujours à nos souvenirs. Ce qui s'était passé avant moi, ce qui s'était passé sans moi, faisait maintenant partie de ma vie. Du grand documentaire. Comme on en voit plus à la télé.

Ou plutôt comme on n'en voyait plus, car, depuis 15 jours, j'ai 13 ans de nouveau. Je suis avec ferveur Apocalypse sur TV5. Une série documentaire sur la Deuxième Guerre mondiale. On ne fait pas que nous raconter la guerre, on nous la montre. Dans toutes ces horreurs. Et mon coeur se serre. Et mes yeux se cachent. J'apprends encore, de la meilleure façon qui soit, en ressentant l'Histoire. Pour ne jamais l'oublier. Encore une fois la narration est solennelle. Chaque mot porte. Car il est collé à des images qui nous chavirent.

Durant tout le premier épisode, je me suis dit, ça ne peut être qu'eux, mais c'est impossible, nous sommes 35 ans plus tard. Eh bien oui, ce sont encore eux, les deux professeurs des dimanches de mon enfance, Daniel Costelle et Henri de Turenne sont au générique de cette formidable série. Costelle a 73 ans, De Turenne en a 88, et ce sont encore eux qui participent aux plus grands documentaires historiques. Des grands documentaires populaires qui enseignent et émeuvent en même temps.

J'espère que ces deux génies feront école. En ces temps où le système scolaire accorde de moins en moins d'importance à l'Histoire, au moins les jeunes pourraient, en regardant la télé ou l'ordinateur, savoir et voir d'où vient ce monde de héros et de lâches dans lequel ils sont pris pour vivre.

Le quatrième épisode d'Apocalypse est diffusé lundi à 20h. Un lundi soir, quelque chose me dit que si j'avais 13 ans aujourd'hui, ma mère m'obligerait à aller faire mes devoirs en me disant qu'elle va me l'enregistrer. Le progrès n'a pas que du bon. Comme en témoigne l'Histoire.