Un dimanche après-midi d'automne, il pleut. Quand il pleut l'été, on est déçu, déprimé, frustré. Parce qu'on veut être dehors. Quand il pleut l'automne, on trouve ça presque beau. Parce qu'on veut rester en dedans. Bien au chaud, de l'autre côté du mauvais temps.

Je regarde Chapeau melon et bottes de cuir. Seul dans le salon. Ma mère cuisine. Ma soeur est dans sa chambre. Mon frère étudie. Mon père... Au fait, il est où, mon père? D'habitude, il ronfle sur le divan à côté de moi.

 

Le voilà qui arrive, la cigarette au bec. Il a dans ses mains un bol en plastique. Bizarre. Il s'approche de la fenêtre. Il tient le bol collé sur le calorifère. Il dévisse un bouchon. Et soudain, j'entends comme de l'eau couler dans son bol. Je suis fasciné. Je ne savais pas qu'il y avait de l'eau dans les calorifères.

Depuis toujours, le calorifère était pour moi un objet inutile, étrange et encombrant. Combien de mes balles en plastique se sont emprisonnées dessous! Mes bras de p'tit gars de 6 ans étant trop courts, faut toujours que j'aille chercher la grosse règle pour tenter de les récupérer. Et je retrouve en même temps des petites autos et des billes. Tout ce qui roule finit tôt ou tard sous un calorifère.

Je suis toujours aussi intrigué par ce que fait mon père. Ça coule depuis au moins une minute.

Qu'est-ce que tu fais, papa?

Je saigne les calorifères.

Il saigne les calorifères? Le mystère s'épaissit. Je m'approche de lui pour voir si c'est du sang qui coule dans son bol. J'ai peur. Ben non, c'est de l'eau.

Pourquoi tu fais ça, papa?

Pour enlever l'air, pour que ça chauffe mieux.

C'est beaucoup pour ma petite tête. Il enlève de l'air mais il ramasse de l'eau? Il y a de l'air dans les calorifères comme dans les ballons. Au fond, les calorifères sont des montgolfières qui ne lèvent pas. J'aurais bien envie de lui demander de m'expliquer avec détails le fonctionnement des calorifères, mais mon père m'a déjà donné deux réponses en une minute. C'est beaucoup pour lui. Je ne veux pas abuser. Il visse le bouchon. Je risque tout de même une petite question:

Où tu t'en vas, papa?

Je m'en vais faire les autres calorifères...

Est-ce que je peux aller faire les autres avec toi?

Si tu veux...

Je suis en mission. J'accompagne mon père dans chacune des pièces de la maison. C'est moi qui tiens le bol pendant que l'eau coule du robinet. Il faut que je fasse attention pour que ça ne mouille pas le plancher. Chaque fois que l'eau coule, je suis fier comme si je venais de trouver une source. Il y a des calos qui contiennent beaucoup d'eau. D'autres presque pas.

On a fait celui dans l'entrée, celui dans le corridor près du téléphone, celui dans la chambre de mes parents, celui dans la salle de bain, celui de la salle à manger. Il nous reste à faire tous ceux en arrière. Je ne pensais jamais qu'il y en avait autant.

Je suis content. Plus il y en a, plus mon activité avec papa dure longtemps. Mon père ne joue pas au hockey dans la ruelle avec moi, ni au hockey sur table, ni au Mille bornes, ni à se lancer le ballon de football. Tout ça, je le fais avec mon frère. La seule activité qu'on fait ensemble, c'est regarder la télé. Jusqu'à ce qu'il s'endorme. Normalement, avant la première pause publicitaire. Voilà donc notre deuxième loisir père-fils: la saignée des calorifères. C'est même plus un travail qu'un loisir. Et ça rend la chose encore plus excitante. C'est important. Grâce à nous, la famille sera au chaud.

On vient de terminer le calorifère dans la chambre de ma soeur. La tournée est terminée. Je vide le bol, plein au rebord, dans la cuvette.

Papa, est-ce qu'on recommence la semaine prochaine?

Non, au printemps.

Au printemps? C'est loin, le printemps. L'automne vient à peine de commencer. Ce serait peut-être plus prudent de les saigner plus souvent. De vérifier s'il n'y a pas d'autre air dedans. Mon père répond non en se couchant sur le divan.

Durant les semaines suivantes, j'ai bien essayé de voir si j'avais raison. Si les calos ne contenaient pas déjà d'autre eau en trop. Peine perdue. Mon père a vissé les robinets beaucoup trop serré. Je suis incapable de les ouvrir.

Il m'a fallu attendre au mois de mai pour avoir droit à ma deuxième tournée des calorifères. Cela a duré des années. Ce rendez-vous bisannuel avec mon papa. Jusqu'à ce que moi aussi, comme ma soeur et mon frère, j'aie eu d'autres choses à faire.

Mais aujourd'hui, soyez-en sûr, si mon père était toujours là, j'arrêterais tout pour faire ça avec lui. Et je ne lui demanderais même pas de ne pas fumer.

Je ne sais pas si c'est le vent d'automne, mais on dirait qu'à ce temps-ci de l'année, les souvenirs des êtres aimés disparus reviennent se mêler aux feuilles mortes.