Mon père est contre. Ma mère n'est pas vraiment pour. Encore une idée de fou de mes deux tantes artistes. Tantôt et Marie-Laure passent l'été au bord de la mer, à Narragansett dans le Rhode Island. Elles m'ont invité à venir passer trois semaines auprès d'elles. Mes parents, aussi, iront les rejoindre, mais seulement une semaine. Mon père ne prend jamais plus d'une semaine de vacances. Et c'est déjà sept jours de trop pour lui.

J'ai 12 ans. J'en ai l'air de 9. Et je ne suis jamais allé nulle part sans papa et maman. Mais cette fois, j'y tiens. Je ne sécherai pas à Montréal. Je vais aller me mouiller dans l'Atlantique. C'est ma révolution. Je vais partir tout seul en autobus pour Providence et mes tantes viendront me chercher dans la capitale du plus petit État des États. Le Rhode Island est à peine plus grand que moi.

 

Mon père place ma valise dans la soute à bagages, en hochant la tête. Je sais bien ce qui l'inquiète. Ce n'est pas juste que j'ai 12 ans, c'est que je ne suis pas solide sur mes pattes avec mes deux jambes croches. Depuis que je suis né, il y a toujours eu un membre de ma famille pour veiller sur moi. Là, durant les 12 heures de la randonnée, je serai laissé à moi-même. Et s'il m'arrivait quelque chose? Ma mère aussi y pense, mais elle s'en remet à la providence. Surtout que c'est là que je m'en vais. Pour elle, c'est un signe que tout va bien se passer.

Elle monte dans l'autobus avec moi, me remet ma boîte à lunch, me dit de faire attention. L'autobus démarre, ma mère est encore là. Je lui dis qu'elle doit s'en aller. Elle m'embrasse comme si je partais pour le Vietnam. Ça me gêne. Avant de sortir, je la vois parler avec le chauffeur d'autobus. J'haïs ça qu'elle fasse ça. Elle est sûrement en train de lui demander de porter une attention particulière au petit passager de la 6e rangée à droite. Je ne veux pas d'attention particulière. Je n'en ai pas besoin. Ce n'est pas les jambes qui nous permettent de nous débrouiller dans la vie, c'est la tête.

Ma mère descend enfin. L'autobus roule. Elle m'envoie la main. Pas Papa. Il fait juste me regarder. En aucun temps, il ne veut avoir l'air d'approuver mon escapade. Nous tournons rue Berri. Je suis libre. Et seul. Ça va ensemble. Je regarde autour de moi. Que des étrangers. Aussi esseulés que moi. L'autobus est le moyen de transport des gens seuls. Il y a bien un couple de granolas au fond, deux amis de gars à côté, et une mère et son bébé à l'avant, mais pour le reste, que des voyageurs solitaires.

À ma droite, presque assis sur moi, il y a un monsieur qui ronfle. C'est rassurant, ça me fait penser à Papa. Je sors un bouquin de mon sac d'école: L'Odyssée d'Homère. Ça va m'inspirer. Le Ulysse que je suis ne croise ni sorcières, ni cyclopes, ni sirènes. Seulement des arbres, des chars et des rest area. C'est long, l'autobus. J'ai la carte routière sur les genoux. Et je suis au crayon chaque petit bout que l'on fait. Un crayon, c'est pas plus vite qu'un bus. Passé la frontière, c'est la pause pour le dîner. Tout le monde sort du véhicule. Je reste à l'intérieur pour manger mon lunch. J'ai moins de chances de m'enfarger. Je dévore mon sandwich à la confiture aux fraises et je déguste un Seven Up chaud. Ma mère s'est trompée, elle a acheté du Seven Up diète. Pas buvable. Mais je n'ai personne à qui m'en plaindre, alors je le bois. On redémarre. Tous ceux qui m'entourent semblent avoir vieilli depuis ce matin. C'est bizarre, la distance. Six heures, quand on est au même endroit, ce n'est rien. Mais six heures en auto, en bus, en train ou en avion, c'est six jours, six mois, six ans. Comme si les secondes passées étaient multipliées par les kilomètres parcourus. Je n'ai plus 12 ans. J'ai 18 ans. Je suis un homme.

Ce qui me plaît dans cet autobus, c'est l'indifférence totale que les uns éprouvent pour les autres. Personne ne vient me voir pour savoir si je suis correct. Personne ne s'intéresse à moi. Même pas le chauffeur, malgré les directives de ma mère. J'aime bien être comme tout le monde. On est tous en dernière classe. Tout le monde est égal. Tout le monde est tanné. Tout le monde a hâte d'arriver.

Je regarde par la fenêtre la Nouvelle-Angleterre défiler sous mes yeux. Je lis toutes les pancartes comme si c'était un roman de Jack Kerouac. Texaco... Bar... Grill... Woodstock... Welcome... Encore six heures de bosses et de vallées. J'ai apporté mon oreiller pour dormir un peu. Mais mieux vaut ne pas y penser, les chemins sont trop accidentés. J'ai le cou qui rebondit comme un Slinky. Ce n'est pas l'Impala de Papa.

De toute façon, je ne veux pas risquer de m'endormir et louper ma destination.

Parce que ce carrosse va beaucoup plus loin que Providence. Il roule jusqu'en Floride. Ce serait fou si je restais dedans pour aboutir à Miami. Quoique voir les palmiers, ça me plairait bien. Je pourrais aller à Cap Canaveral. Visiter la NASA et la bouteille de Jinny. Assez rêvé, mon billet ne me le permet pas. Je risque de me faire expulser du bus quelque part dans le Maryland et devoir revenir à pied.

Ma destination approche. Je ramasse mon sac. J'avance vers le chauffeur. Il freine brusquement, j'atterris sur la cuisse tatouée d'un motard sans sa moto. Désolé. Il me repousse avec son coude. Ce sera l'anecdote du voyage. Il ne s'est rien passé. L'aventure, c'est toujours plus immense avant de la vivre. Pendant, c'est souvent ordinaire. Après, le temps finit par l'embellir.

Tantôt et Marie-Laure sont là pour m'accueillir. Elles sont fières de moi. Ça va me faire du bien deux semaines avec elles, sans les parents. C'est l'été que l'on devient un grand.