La première fois que je l'ai vu, je devais avoir 5 ans. Je m'en souviens encore.

Nous roulions sur le tout nouveau boulevard Décarie. On revenait de chez mon oncle Jacques à Joliette. Soudain ma mère nous a dit: «Regardez à droite, c'est là que votre père a acheté sa voiture.» Je me suis retourné. Et il était là. Impossible de le manquer. Il devait mesurer 10 millions de pieds. Mais il n'avait pas de corps. Juste une tête. Une énorme tête chauve. Des gros yeux ronds. Et un gigantesque sourire de vendeur de chars. Son nom était écrit sous son visage, en grosses lettres attachées: Harold Cummings. Son immense main tendait des grosses clés de char. Comme King Kong tenant la belle fille dans sa grosse patte. Il nous invitait à acheter. Et on ne pouvait pas refuser.

Je n'avais jamais vu une aussi grosse face de ma vie. C'était épeurant. Je savais que c'était une affiche géante, mais le monsieur avait l'air tellement vrai. Et tellement big. Plus big qu'Elvis. Plus big que Batman. Il devait être important. Il l'était. Le monsieur était celui qui faisait rouler Montréal en General Motors.

Depuis ce jour, chaque fois que nous descendions le boulevard Décarie, je le fixais des yeux. Elle me fascinait, la grosse tête d'Harold. Parfois j'avais l'impression de voir bouger ses sourcils, alors je regardais ailleurs. Et le soir, j'en faisais des cauchemars. Il échappait ses grosses clés sur ma petite tête. Ayoye!

Mon père a toujours acheté des Chevrolet. Toujours chez Harold Cummings. D'abord une Chevrolet Biscayne, puis une Chevrolet Impala, puis une Chevrolet Bel Air, et enfin une Chevrolet Monte Carlo. Quatre Chevrolet en environ 40 ans. C'est vous dire comment il les usait. Elle était belle, son Impala grise en 1965, fraîchement sortie du concessionnaire. Elle était poquée en 1973, quand il a finalement décidé de la changer. C'était un tacot. Encore plus rouillée que la Fiat à Columbo.

Chaque fois que mon père allait chez le concessionnaire, j'avais l'impression qu'il rencontrait le géant Harold en personne. Et que tel Yahvé donnant les tables de la loi à Moïse, Harold se penchait pour remettre les clés de sa nouvelle voiture à mon père.

Quand il revenait avec sa nouvelle Chevrolet, c'était toujours le même cérémonial. Toute la famille embarquait dans le nouveau carrosse et nous partions sur un nowhere. Un nowhere de 45 minutes environ. Le temps de passer devant la grosse pancarte d'Harold Cummings et d'aller à l'Orange Julep, à la commande à l'auto. On était sûrs que la serveuse se pâmerait sur notre rutilante voiture. Mais c'est à peine si elle la regardait. Faut dire que les autos de mon père n'étaient jamais d'une couleur attrayante. La Bel Air, celle qui m'a conduit du collège à l'université, était brune. Un brun foncé, peu inspirant. C'était pas la faute à papa. C'est parce que mon père achetait toujours le démonstrateur, pour avoir un meilleur prix. Harold était fin avec lui.

Mon père avait le Chevrolet tatoué sur le coeur, comme moi j'avais le CH. Pour lui, c'était la voiture idéale. C'était pas une voiture d'excités. C'était pas une voiture de snobs. C'était pas une voiture de hippies. C'était une voiture de monsieur. De monsieur responsable qui voulait un char confortable. Pour mon père, une auto, c'était une GM, comme un mouchoir, c'était un Kleenex, et un réfrigérateur, un Frigidaire.

Quand les Japonaises sont devenues populaires, il ne les a même pas regardées. Mon frère s'est acheté une Honda, ça l'a fait rire. C'était correct pour un étudiant. C'était une étape, entre la bicyclette et une vraie voiture, une voiture de papa, une Chevrolet.

Avec des clients comme ça, le géant avec les grosses clés de char s'est endormi. C'est ça quand on devient trop gros. On fatigue plus vite. On digère lentement. Et on pique des sommes. De 20 ans. Les concurrents en profitent pour nous dépasser dans la courbe. Tasse-toi, mon oncle!

Des patrons obèses, des syndicats obèses, des affiliés obèses, ça ne fait pas une entreprise dynamique.

Si mon père était encore vivant, il n'en reviendrait pas. General Motors, qui était, dans son temps, la compagnie la plus prospère du monde, est au bord de la faillite. Au bord du précipice. Et Obama s'apprête à peser sur le gaz. Bye bye Chevrolet, Pontiac, Oldsmobile! Le géant va tomber.

Mon père avait beau jurer par Chevrolet, il s'est bien rendu compte que son dernier modèle n'était pas de la qualité des belles d'autrefois. La finition n'était plus la même. Les lignes étaient moins pures. On créait plein de nouvelles marques, mais c'était toujours les mêmes pièces. Il le disait: GM, c'est plus ce que c'était. Il le savait. Mais fidèle, il n'a jamais pensé tromper sa belle avec une Toyota.

Il y a plein de gens qui se sont tannés avant lui. Et le géant n'a pas eu la souplesse de les retenir, trop ankylosé à tenir ses grosses clés.

La fin de General Motors est la fin d'une époque. Le XXe siècle aura été le siècle de l'automobile. Le XXIe siècle est celui de l'ordinateur. En un clic, on se rend plus loin que n'importe quel véhicule.

Sauf qu'on se rend tout seul. On avait beau, dans le Bel Air de mon père, avancer pare-chocs à pare-chocs sur le boulevard Décarie, on avançait ensemble. Et ça faisait de doux souvenirs.