C'est encore le petit matin, en ce premier samedi des vacances de la construction. Toute la famille est dans la voiture. Endormie. Sauf mon père, qui conduit. Et ma mère, qui est chargée de lui tendre le thermos de café pour le tenir éveillé.

Dans quelques minutes, ce sera le moment le plus stressant du voyage : la douane américaine à Lacolle. On commence à se chamailler en arrière. Ma soeur essaie de s'étendre de tout son long sur la banquette. Le problème, c'est que mon frère et moi sommes assis avec elle. J'ai ses sandales dans le visage. Et Bertrand a sa tête sur l'épaule. Il lui donne un coup de coude pour qu'elle se redresse. Et je lui tords un orteil, dans le même but. Ma soeur crie. La chicane prend!

«Maman ! Les gars me font mal!

- C'est elle qui a commencé.

- C'est pas vrai, je dormais!»

Et un autre coup de coude. Et une tape derrière la tête. La bataille ne dure pas longtemps. Soudain, on voit les grands drapeaux américains battre au vent. Ma mère nous avertit: «Les enfants, soyez sages, on passe la douane.» On le sait. On a compris. On se tait, le corps droit et les oreilles molles. Un grand drapeau américain, ça intimide.

Il y a des policiers avec de gros fusils qui se promènent le long des guérites. Dans deux voitures, c'est notre tour. Ma mère range un peu l'auto. Mon père éteint sa cigarette. On ne rit plus. Tant qu'on était au Québec, c'était le joyeux bordel dans l'Impala. Mais là, on arrive aux États. C'est sérieux. Les policiers du Québec nous font rire. Pas toujours. Des fois, ils nous enragent quand ils nous donnent une contravention. Mais ils restent de la famille. Ce sont des beaux-frères. On leur parle d'égal à égal. On leur répond. On se plaint. On les critique.

Les policiers des États-Unis d'Amérique nous font peur. Ce sont des vrais. Comme dans les films. On ne rit pas, avec eux. On prend son trou avant qu'ils nous envoient dedans.

Ici, le châtiment, c'est de se faire tasser à droite. Tous les gens tassés à droite subissent la fouille totale. Comme des criminels. Il y a une Toyota tassée à droite. Dieu sait ce qu'ils ont fait. Pourvu que ça ne nous arrive jamais.

Plus qu'une voiture. Ma mère dit à mon père : «Veux-tu que je parle?

- Non c'est correct.»

C'est pas si correct que ça. Ma mère parle bien l'anglais. Enfin, comme une fille de Saint-Henri parle l'anglais. Elle se débrouille. Mon père vient de Joliette. Il ne parle pas l'anglais. Sauf une fois par année, quand il passe la douane à Lacolle.

It is à nous. Assis où je suis, je ne vois qu'une partie du visage de l'agent qui va nous interroger. Il a une grosse tête rasée et un cure-dent. Il marmonne quelque chose. Mon père ne comprend pas. Ma mère traduit : «Il veut une pièce d'identité.»

Papa lui tend ses papiers: «Take it that.»

J'ai peur. Je sais bien que mon père n'a rien fait de mal mais, dès qu'on est en présence d'un policier américain, on est coupable. D'exister. Puisqu'on n'est même pas américain.

Il essaie de prononcer le nom écrit sur le permis de conduire: «Lé... pouerre... ty.» Mon père lui donne un coup de main : «La... por... te. The door.»

Le policier se raidit : «You can't go out !» Il pense que mon père veut ouvrir la porte. Ma mère commente : «T'es en train de le mêler !

- Where are you from?

- One week.»

Ma mère secoue la tête : « Il te demande d'où on vient.

- We are coming from autoroute 10.

- Bertrand ! Dis-lui Montréal.»

Papa commence à être nerveux. Et quand il est très nerveux, il bégaie un peu:

«Mon... mon... mon... tree... treee... tree... all.»

En arrière, les enfants, on sue. C'est comme une audition. Serons-nous choisis pour entrer aux États-Unis? Méritons-nous d'y aller? Et plus mon père répond aux questions, plus on se dit que nos chances sont en train de baisser.

«How long are you gonna stay?

- Miaou !

Ce n'est pas mon père, c'est notre chatte, dans le panier d'osier, à nos pieds. Elle vient de décider de s'en mêler. Peut-être croit-elle qu'elle se débrouille mieux en anglais que p'pa. Le douanier fronce les sourcils: «What is that?»

L'heure est grave. Mon père n'est plus capable de suivre. Ma mère intervient : «It is our cat Fétiche.

- Can I see it ?»

Mon frère met le panier sur ses genoux. Fétiche est là. Mais Fétiche présente son autre bout à l'Amérique. Son bout pas toujours rose. The police n'est pas content: «Show me the eyes!» Toute la famille, on se met à appeler Fétiche à travers les petits barreaux, pour qu'elle se tourne. Elle ne veut rien savoir. Je pense qu'on va se faire tasser à droite. Nous aussi, nous allons y goûter. Juste au moment où Dirty Harry allait nous faire signe de nous ranger, Fétiche se tourne de côté et miaule de nouveau. Le douanier la regarde. Elle n'a pas des yeux de droguée. C'est O.K.

«So how long are you gonna stay in the US?»

Mon père peut enfin placer son one week. Ça doit faire une semaine qu'il le répète. Puis Hawaii 5-0 lui demande : «Where are you going to?» Celle-là n'est pas facile ! Mon père ne parvient jamais à prononcer Kennebunk Port comme du monde : Kenne... Kenne... Kenne... néné... néné... bong... Euh... Old Orchard!

Tous les ans, il finit par dire qu'on va à Old Orchard. C'est plus simple. Le douanier a finalement conclu que nous n'étions pas dangereux. Que notre présence ne mettait pas l'Amérique en péril. Las, il nous fait signe avec sa main de passer. Avec dans les yeux, la pensée : «Comptez-vous chanceux d'entrer dans notre pays.» Yeah! On va avoir des vacances.

Toute la famille se sent plus légère. Le pire est passé. Maintenant, nous n'aurons que des échanges avec des vendeurs de crème glacée ou des Québécois en vacances. Le prochain affrontement sera dans une semaine. À notre retour. Mais c'est beaucoup moins grave, car le pire qui peut nous arriver, c'est qu'il ne nous laisse pas revenir.

Quand je pense à l'attitude des douaniers américains avec une famille aussi innocente que la nôtre, je me dis que ça ne doit vraiment pas être drôle à Guantánamo. Bonne chance !