« C’est un minestrone aujourd’hui ! »

L’autre midi, dans La Petite-Patrie, c’était la « soupe du mois ». Une soupe populaire, dans tous les sens du terme, à laquelle sont conviées les résidantes ou ex-résidantes du quartier qui n’ont souvent plus rien dans leur frigo à la fin du mois.

Dehors, le fond de l’air était froid. Ce genre de froid automnal qui saisit plus encore celles qui ont les poches vides et le cœur esseulé. Mais à l’intérieur, le parfum réconfortant du minestrone et la voix chantante de Silvia Martinez, du centre de jour l’Écho des femmes, faisaient tout oublier, le temps d’une soupe.

Certaines femmes, chassées de cet ancien quartier populaire de Montréal désormais embourgeoisé, ont marché plusieurs kilomètres pour pouvoir être là. Payer un billet d’autobus à 3,50 $ (ou 2,50 $ pour les 65 ans et plus) à la fin du mois, ça ne va pas toujours de soi.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

« Dans la cuisine, ça rigole. Jusqu’à ce que l’on s’assoie à table pour parler de politique et de l’enjeu toujours oublié des campagnes électorales : la pauvreté », écrit notre chroniqueuse. 

Dans la cuisine, ça rigole. Jusqu’à ce que l’on s’assoie à table pour parler de politique et de l’enjeu toujours oublié des campagnes électorales : la pauvreté.

La grande majorité des femmes qui fréquentent l’organisme sont démunies. Au-delà de la faim et de la difficulté à se loger, il y a aussi la solitude, la détresse psychologique et une certaine forme de décrochage social dont on ne parle pas assez, constate Silvia. « Aucun politicien ne courtise les femmes démunies. Personne ne s’intéresse à la pauvreté. Le public cible des politiciens, c’est la classe moyenne. Des gens “rentables” politiquement. Si bien que les femmes ici en arrivent à se dire : “Pourquoi j’irais voter si personne ne s’intéresse à moi ?” »

Par des activités d’éducation populaire, l’Écho des femmes travaille très fort à contrer ce décrochage social et le sentiment d’impuissance qui l’accompagne. On rappelle aux femmes qu’elles ont des droits et on les encourage à aller poser des questions aux candidats au débat électoral qui aura lieu dans le quartier le 9 octobre. « La pauvreté tue la colère et l’indignation, observe Silvia. Parce qu’on te fait un chèque, on ne cesse de te dire que tu coûtes quelque chose à la société et que tu n’as plus le droit de dénoncer. Ici, on essaie d’éveiller la colère des femmes, leur capacité à s’indigner. »

En faisant un tour de table sur cette question, on réalise que ces efforts portent leurs fruits. Quand j’ai demandé aux femmes si elles avaient le sentiment que ça ne servait à rien d’aller voter, Maria Teresa a bien failli s’étouffer dans sa soupe. « Nous, les femmes, on a eu assez de misère déjà à avoir le droit de vote que je vais l’exercer ! Que je sois d’accord ou pas avec les politiciens en poste, peu importe, moi, j’ai une grande gueule ! Je veux leur dire ce que je pense. Je ne veux surtout pas que l’on se réveille au lendemain des élections et qu’on voie qu’on a un Trump ici ! »

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Le nerf de la guerre, pour contrer la pauvreté et améliorer les conditions de vie, c’est le logement social. Un enjeu dont le gouvernement fédéral s’est désengagé au fil du temps, déplore Anne Thibault, du Comité de logement de la Petite Patrie. « Il n’y a plus de HLM depuis 1994 ! » Avant 1994, Ottawa fournissait 65 % des fonds nécessaires à la construction des HLM. Depuis, rien.

« Depuis le début des années 2000, on a perdu environ 2200 logements locatifs à cause de la conversion des plex en condos [en copropriété] divise et indivise. On estime par ailleurs à 800 le nombre de logements dans le quartier qui ont été transformés en logements Airbnb. » Tout cela a une incidence énorme sur les loyers. « Les gens qui habitent dans des logements à prix encore raisonnable font place à des pressions énormes et à des pratiques illégales. Et on s’attaque particulièrement aux aînés qui occupent des logements en bas du prix du marché. »

Lorsque j’ai demandé aux femmes autour de la table si, en cette période d’embellie économique et de plein emploi, elles avaient vu leurs conditions de vie s’améliorer, la réponse a pris la forme d’un long silence, très éloquent.

Embellie ou pas, un organisme comme l’Écho des femmes reçoit de plus en plus de femmes en mode survie, accablées par la pauvreté. Et il se voit obligé de multiplier les activités comme la soupe du mois, me dit Manon Choinière. « On voit dans le quartier que la sécurité alimentaire est vraiment un enjeu. Le nombre de paniers alimentaires à distribuer ne cesse d’augmenter. Il y a beaucoup de personnes seules, majoritairement des femmes. Beaucoup de cheffes de famille monoparentale également. Et on voit une diversité de femmes et de familles qui vont chercher de la nourriture. Ce n’est pas seulement des assistées sociales. Femmes retraitées, travailleuses précaires, familles, étudiantes… Il y a une diversification de l’appauvrissement de la population dans le quartier. »

De nombreuses mères, qui font face à des obstacles en série, n’arrivent pas à se frayer un chemin dans le système en dépit de l’embellie, constate aussi Marie-Pier Riendeau, de l’organisme communautaire Halte la Ressource. « Les choses se sont améliorées pour celles qui avaient déjà mis le pied dans le système. Mais la mère immigrante qui essaie d’avoir des cours pour bien maîtriser le français et qui veut aller à l’école, mais qu’on essaie juste de “parquer” dans un emploi ou une formation bidon. Celle qui a eu un accident de travail et que son assurance privée essaie juste de pousser. Celle qui se bat en cour pendant 10 ans contre un ex qui a commis des actes de violence conjugale et qui veut la garde, celle qui est à bout du système et se bat avec la DPJ. Pour toutes ces mères, il y a trop d’obstacles. »

Le revenu moyen après impôt des ménages de La Petite-Patrie est passé de 36 000 $ en 2005 à 52 500 $ en 2015. Mais tous ne se sont pas enrichis également. Contrairement aux autres ménages, les familles monoparentales ont vu leur situation économique se détériorer considérablement durant la même période. Vingt pour cent de la population du quartier a un faible revenu. Chez les personnes de 65 ans et plus, le groupe d’âge le plus touché par la pauvreté, la proportion monte à 25 %. Et les femmes âgées sont plus nombreuses que les hommes à vivre avec un faible revenu.

« On voit des femmes âgées qui, après 65 ans, vont travailler chez Tim Hortons ou chez McDo, parce qu’elles n’arrivent pas, avec leur pension, à payer leur logement. La Petite-Patrie, c’est comme un autre Plateau Mont-Royal. C’est devenu très cher », note Silvia.

« La théorie du ruissellement selon laquelle quand le pays va bien, ça finit par atterrir dans les classes les plus pauvres et les plus défavorisées, on n’en voit pas les résultats, dit Manon. On ne vit pas l’inondation ! »

Et une autre femme de répondre :  « On ne sent même pas une petite goutte ! »

Tous les derniers mercredis du mois, l’Écho des femmes de la Petite Patrie invite les résidantes ou ex-résidantes du quartier accablées par la pauvreté à préparer et à manger une bonne soupe.