« C'était très dur autour d'ici avant. Il y a des gens qui sont morts... »

C'était jeudi midi, avenue Viger. Je marchais avec Jean-Paul Lebel vers les bureaux de La Presse.

Jean-Paul est camelot à L'Itinéraire et vice-président de son conseil d'administration. Jeudi, j'étais jumelée à lui dans le cadre de l'évènement Camelot d'un jour, qui marquait cette année le 25e anniversaire de cet indispensable groupe communautaire qu'est L'Itinéraire. C'est une journée où des personnalités publiques se mettent dans les souliers d'un camelot. Pour sensibiliser les gens à leur réalité. Pour leur rappeler que les camelots sont des humains avant tout, à la fois forts et fragiles, qui tentent avec courage d'améliorer leurs conditions de vie.

Je croyais bien connaître la réalité de Jean-Paul. J'ai déjà raconté son parcours inspirant de la rue à l'espoir dans une chronique. Mais en passant la journée avec lui et en lisant, après notre rencontre, l'article qu'il avait rédigé pour le numéro spécial du 25e anniversaire de L'Itinéraire, j'ai vraiment saisi à quel point il revenait de loin.

Où étais-tu il y a 25 ans ? C'est la question à laquelle devait répondre Jean-Paul dans le numéro spécial du magazine de rue. 

« Mon article est à la page 85. C'est un peu rough », a-t-il répété plusieurs fois.

Le camelot y raconte qu'il y a 25 ans, il était dans la rue. Sans but, sans toit, sans soutien. Après une série d'épreuves, il a sombré dans la dépression. Son monde s'est écroulé. Il s'est mis à boire et à consommer de la cocaïne. 

C'était une époque où Jean-Paul avait souvent des ennuis avec la police. Les jours de grand froid, il allait dormir à la Mission Old Brewery, juste en face de La Presse. Il faisait la file pour pouvoir y manger. Et il avait l'impression, d'année en année, que la file s'allongeait et s'allongeait encore, comme son désespoir.

C'était aussi une époque où Jean-Paul a passé beaucoup de temps couché au square Viger, une seringue dans le bras. Il y a vu deux personnes mourir. Un gars tué à coups de barre de fer. Et un jeune punk qui avait à peine 20 ans, mort d'une surdose d'héroïne. Juste après sa mort, ses compagnons d'infortune avaient fait un feu à sa mémoire au milieu du square Viger. 

Jeudi, avenue Viger, avant que je ne mesure à quel point ce secteur de la ville, en pleine mutation avec la construction du nouveau CHUM, était associé dans la mémoire de Jean-Paul à la saison la plus noire de sa vie, je lui ai dit : « C'était très dur autour d'ici avant. Il y a des gens qui sont morts... »

Il y a eu un silence.

« Oui, je sais. » Il était ému.

Le soir, en lisant son article, j'ai compris pourquoi.

***

Lors des éditions précédentes de Camelot d'un jour, Jean-Paul a déjà été jumelé à des vedettes de la télé comme Guylaine Tremblay. « Les gens étaient en ligne pour acheter L'Itinéraire ! »

Disons que le jumelage avec moi n'a pas entraîné exactement la même cohue. Devant La Presse, à l'angle des boulevards Saint-Laurent et Saint-Antoine, nous avons eu tout le mal du monde à attirer l'attention des passants pressés et indifférents. N'eût été les collègues bienveillants qui nous ont encouragés, la récolte aurait été bien mince. « On en a vendu 43 ! », m'a dit Jean-Paul, en faisant le bilan de la journée. Le « on » est ici bien généreux, car c'est vraiment lui qui a fait tout le travail. « Mon truc, c'est de regarder les gens dans les yeux et de les interpeller personnellement. Bonjour, monsieur, bonjour, madame. Bonjour, les amoureux... C'est L'Itinéraire, on vient en aide aux sans-abri. Si tu ne fais pas ça, les gens ne te regardent même pas. »

Pendant neuf ans, le meilleur allié de Jean-Paul était son chien Belzébuth, qui n'est plus de ce monde. Il était devenu un peu la mascotte de la rue Saint-Denis. Il allait vers les gens qui le flattaient. Les passants disaient au camelot : il est à toi, le chien ? Et ils repartaient tous avec un exemplaire de L'Itinéraire sous le bras. « C'était le meilleur vendeur ! Je dois de l'argent à Belzébuth ! »

À ses débuts comme camelot, Jean-Paul trouvait très dur d'approcher les passants.

« Des gens me regardaient de haut. Ils disaient des choses comme : "Trouve-toi une job !" Être camelot de L'Itinéraire, à l'époque où c'était moins connu, c'était considéré comme à peine mieux que mendier. »

- Jean-Paul Lebel

Les temps changent et les mentalités évoluent, heureusement. Aujourd'hui, L'Itinéraire, qui, depuis 25 ans, donne une deuxième vie et une voix à de nombreux naufragés de la rue comme Jean-Paul, n'a plus besoin de présentations. Des émissions comme Face à la rue, à TVA, qui racontent le cheminement d'hommes et de femmes qui tentent courageusement de se sortir de la rue, ont aussi contribué à changer le regard que les gens portent sur l'itinérance. « Ça nous aide beaucoup. Des gens nous disent : j'ai écouté "votre" émission - ils disent "votre" émission parce que Monsieur Sutton, un camelot de L'Itinéraire, y a participé -, et ça a changé ma perception des gens de la rue. »

Des gens qui disent au camelot de L'Itinéraire « Trouve-toi une job ! », ça n'arrive plus. « Et même si ça arrivait, je pense que ça me passerait dix pieds au-dessus de la tête. C'est quasiment moi qui vais les regarder de haut et dire : "Toi, mon homme, tu as du chemin à faire."»