Qui eût cru qu’une écharpe tricotée durant une séance du conseil municipal pouvait avoir un tel pouvoir de subversion ?

La mairesse d’arrondissement Sue Montgomery ne croyait pas elle-même susciter les passions lorsqu’elle a eu la bonne idée d’envoyer lundi soir, dans les médias sociaux, une photo de l’écharpe qu’elle tricote. « Je tricote dans le conseil municipal parce que cela m’aide à me concentrer. J’ai lancé un projet dans lequel je tricote en rouge quand les hommes parlent et en vert quand les femmes parlent », a-t-elle écrit dans un message qui est rapidement devenu viral.

L’écharpe, largement dominée par le rouge, vaut mille mots. Elle illustre mieux que n’importe quel discours l’enjeu que Sue Montgomery veut mettre en lumière.

CAPTURE D’ÉCRAN LA PRESSE

L’écharpe, largement dominée par le rouge, vaut mille mots, explique notre chroniqueuse.

Même si le conseil municipal de Montréal, avec 31 femmes et 34 hommes, est paritaire, le temps de parole des hommes y reste disproportionné.

Sur Twitter, le premier message de l’élue de Projet Montréal a entraîné dans sa seule version anglaise plus de 18 000 « J’aime » et de nombreux commentaires enthousiastes.

Comme avec la campagne #agressionnondénoncée, dont elle était l’une des initiatrices, l’ex-journaliste devenue politicienne a senti qu’elle avait touché une corde sensible. Avec deux balles de laine, des aiguilles à tricoter et un peu d’humour, elle nous rappelle une évidence. On a beau être en 2019, c’est encore et toujours la parole des hommes qui domine. Pourquoi ? Et comment faire les choses autrement ?

Alors que les femmes sont le plus souvent concises dans leurs interventions, certains hommes accaparent le temps de parole sans raison valable, constate l’élue de Projet Montréal. 

« Il faut avoir un ego incroyable pour penser que les gens veulent vous écouter faire un monologue pendant 20 minutes ! Il faut se poser la question : suis-je si important ? » — Sue Montgomery

La tendance aux longs monologues inutiles est heureusement à la baisse chez les jeunes hommes. « Toutefois, les hommes qui sont là depuis très longtemps pensent que c’est la seule façon de faire de la politique. Mais on peut faire de la politique autrement ! »

La sortie de la mairesse de Côte-des-Neiges–Notre-Dame-de-Grâce lui a, sans surprise, valu des critiques sévères, notamment de l’opposition. Certains ont crié au sexisme inversé et au manque de respect envers les institutions démocratiques. « On a une élue qui est payée par les citoyens pour venir tricoter, a déploré la conseillère Chantal Rossi. Et ce sont des commentaires sexistes : imaginez si un homme tenait de tels propos. Elle n’a qu’à se lever plus souvent pour participer aux débats, il y aura plus de vert sur son écharpe. »

Mailles rouges à l’appui, Sue Montgomery persiste et signe. « Ce n’est pas sexiste. C’est la réalité ! Les hommes aiment le son de leur voix. Les femmes, elles, ne perdent pas de temps. Elles sont plus efficaces et vont droit au but. »

Son but n’est pas d’inciter les femmes à prendre davantage la parole, mais plutôt d’amener les hommes qui parlent trop pour rien à en prendre conscience et à resserrer leurs interventions. Ce serait un pas dans la bonne direction pour que les interminables séances du conseil municipal soient moins ennuyeuses et qu’elles intéressent davantage les citoyens, croit-elle.

À ceux qui considèrent que le tricot en pleine séance du conseil nuit à son travail d’élue et constitue un manque de respect pour les citoyens, Sue Montgomery réplique que cela lui permet au contraire de mieux se concentrer. Alors que certains élus ne se gênent pas pour consulter Facebook, faire des sudokus ou jouer à Candy Crush, elle n’a d’autre choix que d’écouter en tricotant. « Si vous me demandez la liste de tous les sujets qui ont été abordés, je peux vous la donner. Grâce au tricot ! »

Le code d’éthique des élus ne proscrit ni le tricot ni les écrans. Tout ce qu’il interdit, c’est de manger ou de parler au téléphone durant les séances du conseil. 

Vérification faite auprès de sources tricoteuses indépendantes, on peut écouter, réfléchir et tricoter en même temps. Est-ce possible d’être aussi attentif en jouant à Candy Crush ou en surfant sur Facebook ? Peut-être pas…

Pour Cathy Wong, première femme à être nommée présidente du conseil municipal, le défi est de trouver un juste équilibre entre le respect de nos institutions démocratiques et la réflexion qui s’impose quant à leur nécessaire modernisation.

« Nos institutions ne sont pas adaptées à nos réalités d’aujourd’hui. En ce sens, l’enjeu que soulève Sue Montgomery est important. Car même si la parité est atteinte, la parité en temps de parole est un enjeu. Il faut en prendre conscience. On doit aussi se demander comment ça se fait que si peu de gens s’intéressent au conseil municipal. »

Au-delà du temps de parole des élus et du peu d’intérêt des citoyens pour la démocratie municipale, il y a aussi une réflexion à faire sur l’absence de parité dans la participation citoyenne. En 2018, sur les 241 personnes qui sont venues poser des questions au conseil municipal, on ne comptait que 59 femmes contre 182 hommes. Là aussi, le temps de parole est accaparé par des hommes. Et là aussi, si on faisait le test du tricot, on en ressortirait avec une écharpe aux trois quarts rouge avec seules quelques bandes de vert ici et là.

« C’est la première fois qu’on le voit dans le conseil municipal. Mais le tricot a été un symbole de résistance féministe dans plusieurs milieux », rappelle Cathy Wong.

À travers l’histoire, des femmes ont en effet utilisé le tricot et la broderie comme outil de résistance. 

CONSULTEZ le reportage de CNN (en anglais) : 

https : //www.cnn.com/2019/01/07/europe/woman-knitting-train-delay-scarf-intl-scli/index.html

Lisez un article de Bust (en anglais) à ce sujet

Aux États-Unis, des esclaves libérées se sont mises au tricot pour acquérir une autonomie financière. Durant la Première et la Seconde Guerre, des femmes ont tricoté des messages codés qui ont été envoyés en douce à des soldats. Plus récemment, lors de la Marche des femmes organisée au lendemain de l’élection de Donald Trump, le tricot comme outil de protestation féministe est revenu en force. Des femmes ont manifesté en portant des pussy hats, des bonnets roses tricotés à oreilles de chat, en guise de symbole d’opposition à un président qui s’est vanté de pouvoir « attraper » les femmes « par la chatte ».

Relisez l’article « Féminisme », mot de l’année 2017 aux États-Unis

Heureuse de voir l’enthousiasme qu’a suscité son projet de tricot, Sue Montgomery n’entend pas en rester là. « Des femmes de plusieurs milieux me disent qu’elles veulent faire la même chose dans leurs réunions ! »

Elle continuera à tricoter en rouge et vert dans toutes les séances du conseil municipal jusqu’en décembre. Inspirée par le projet d’une femme en Allemagne qui tricotait pour dénoncer les retards fréquents de son train de banlieue et qui a ensuite vendu l’écharpe documentant ces retards dans un encan caritatif, la mairesse songe à faire la même chose à la fin de l’année, lorsque sa longue écharpe sera terminée. Elle aimerait verser les profits à une organisation qui s’occupe de l’avancement des femmes en politique.

« Je sens qu’une révolution par le tricot s’en vient ! »

Consultez le reportage de CNN (en anglais)