Il s’appelait Guy Desjardins. Rue Saint-Denis, où il régnait depuis plus de 20 ans, on l’appelait parfois « Ti-Guy », parfois « grand Guy ». Six pieds quatre, la crinière au vent, une barbe de père Noël, un regard perçant. Ange gardien du Bistro à Jojo, il veillait sur le Quartier latin. Et le quartier veillait sur lui.

Guy est mort il y a deux semaines, laissant tout un quartier qui l’aimait en deuil. Il n’avait que 53 ans. Ce qui, sur le corps d’un homme qui a vécu dans la rue, est souvent l’équivalent de 10 ou 15 ans de plus. Il avait eu un diagnostic de cancer du foie il y a quelque temps et cumulait plusieurs autres problèmes de santé.

Lorsqu’il a appris la triste nouvelle, Gabriel Depont a fondu en larmes. « J’ai braillé comme j’ai braillé pour mon grand-père à ses funérailles. Guy n’était pas juste une connaissance. C’était mon ami. C’était la famille. Si on avait été compatibles, je lui aurais donné un de mes reins. »

Pendant 15 ans, Guy a vécu dans la cour de l’immeuble où habitait Gabriel, rue Émery, en face du cinéma Quartier latin. Il y était accueilli avec bienveillance. C’était tout le contraire du syndrome « pas dans ma cour ». Il avait son balcon à lui, avec des planches de bois, de la mousse isolante, son sac de couchage. Il avait un « toit » en toile de piscine. Il avait un balai et une pelle. « Il était tout équipé. Les gens de l’immeuble l’aidaient. Et lui, il gardait la cour propre. Il la nettoyait tous les jours. Il en était le gardien. »

Au début, Gabriel, qui venait d’emménager à Montréal, était un peu surpris par la présence de ce colocataire un peu particulier. 

« La première fois que j’ai vu Guy, un gars de 6 pieds 4 dans la rue, qui surgit devant moi… C’est sûr que j’ai un peu sursauté. Mais très vite, j’ai su que c’était une bonne âme. »

Ils se sont mis à discuter comme de vieux amis. « Il ne faut pas s’arrêter à la première impression. Guy m’a fait réaliser ça en simonac à mon arrivée à Montréal. »

Souvent, à l’heure du déjeuner, Gabriel descendait voir Guy avec du pain et du beurre d’arachides. « On fumait une cigarette, on jasait… »

Il était d’une générosité émouvante. « C’était quelqu’un qui n’avait rien, mais qui était tout le temps prêt à donner tout à tout le monde. Il n’oubliait jamais la fête de ma douce et l’attendait toujours avec un gâteau… »

Il prenait son rôle de gardien très au sérieux. « Il m’a déjà protégé d’un homme avec un couteau à ma première année à Montréal. Il s’est interposé entre nous deux et m’a dit : “Va-t’en à la maison !” »

À l’époque où la blonde de Gabriel travaillait jusqu’à minuit dans un dépanneur du quartier, Guy allait parfois l’attendre. « Il l’accompagnait jusqu’à la maison pour être sûr qu’elle soit en sécurité. On était sa famille. Et personne ne pouvait faire du mal à sa famille. »

Il faisait de même avec les employées ou les clientes du Bistro à Jojo. « Devant le bistro, ça arrivait que des hommes aient un comportement déplacé avec des femmes. Guy était le premier à leur dire : “Tu y retouches, tu vas avoir affaire à moi !” »

Le jour, Guy rendait aussi service aux commerçants du Quartier latin, qui le nourrissaient et prenaient soin de lui en retour. « L’hiver, il pelletait leur entrée en échange d’un repas. L’été, il installait des cônes pour que les motocyclistes puissent se stationner devant le Bistro à Jojo. »

Avec Gabriel, Guy parlait de tout et de rien. Mais très peu du passé douloureux qui l’avait poussé à la rue. « Il n’aimait pas parler de choses négatives ou moroses. Sauf quand il voyait que je ne filais pas. Il m’écoutait et on jasait. »

Le grand Guy, qui avait beaucoup de mal avec l’autorité et les règlements, n’était pas du genre à s’en remettre aux refuges pour sans-abri. Son refuge, c’était le magnifique filet humain qu’avait tissé pour lui le quartier. Mais le sort s’est acharné. Et après un hiver cruel qui l’avait laissé avec plusieurs engelures graves, le grand Guy a dû se résigner à accepter de recevoir des soins. Il a dû se faire amputer un pouce. « C’est la seule fois que je l’ai vu pleurer », me raconte Jean-Paul Lebel, camelot à L’Itinéraire, qui le connaissait depuis 20 ans.

En plus de ses problèmes de santé, il avait récemment eu son lot d’épreuves personnelles. Son ami Seb Black, artiste et producteur du studio Emery Street, qui l’a souvent hébergé les nuits d’hiver, se souvient qu’il était inconsolable la dernière fois qu’il l’a vu. « C’était il y a quelques semaines. Sa blonde venait de mourir. C’était une femme inuite, itinérante comme lui. Il était vraiment triste. »

Aujourd’hui, Seb Black pleure à son tour un ami. « C’était quelqu’un d’extrêmement fort. Un homme de principe au très grand cœur. »

En 2012, juste avant la sortie de son premier album, Seb Black a naturellement pensé à Guy pour tourner le vidéoclip de sa chanson Got no Twist. « Je lui ai confié le premier rôle. Il était très bon devant la caméra. C’était une célébrité ! »

> Visionnez le clip Got no Twist

Comme bien des gens du quartier, Seb Black va aussi s’ennuyer des longues conversations qu’il avait avec son ami Guy. « Il était très cultivé. On parlait de tout. De philosophie comme de systèmes politiques… Il était croyant aussi. La dernière fois qu’on s’est vus, il parlait de vie après la mort. »

Si le quartier était généreux avec le grand Guy, ce n’était qu’un juste retour des choses, souligne Jean-Paul, qui compte bien écrire un article dans L’Itinéraire à la mémoire de son ami disparu. Il se souvient de la première fois qu’il l’a rencontré, en 1998. « À l’époque, j’étais dans la rue avec ma blonde. Lui, il vivait dans un logement subventionné où, en principe, il n’avait pas le droit d’héberger personne. Mais quand on se retrouvait dans la rue par grand froid, il ne nous laissait pas dehors. »

Lorsqu’il a appris la mort de son ami, Jean-Paul a eu tout un choc. Il y a quelques années, il avait eu une dispute avec le grand Guy. Ils en étaient venus aux coups. Ils sont restés en froid un certain temps avant de se réconcilier grâce au chien de Jean-Paul, que Guy adorait. « Je suis assez content d’avoir fait la paix… »

Avec l’aide de la grande famille du Bistro à Jojo, Jean-Paul aimerait organiser un hommage public à la mémoire du grand Guy. « Il laisse un grand vide. »

Devant nous, sous un soleil de printemps, la terrasse du Bistro à Jojo était bondée. Juste à côté, son escalier, où le grand Guy s’assoyait toujours, n’a jamais semblé aussi désert.

« Sans lui, la Saint-Denis ne sera plus jamais la même. »