On ne règle pas un cafouillage bureaucratique affectant la vie de milliers de gens par un autre cafouillage bureaucratique qui les affecte tout autant.

C'est pourtant ce que fait le ministre de l'Immigration, de la Diversité et de l'Inclusion Simon Jolin-Barrette avec son «Tinder» de l'immigration, qui, avant même d'être au point, envoie d'un mouvement du pouce 18 000 demandes d'immigration au rayon des rêves brisés.

Que l'on s'assure qu'il y ait un meilleur arrimage entre le marché du travail et les immigrants sélectionnés, comme le prévoit le projet de loi 9, soit. Rien ne sert de recruter des immigrants bardés de diplômes et de leur faire miroiter un avenir à la hauteur de leurs compétences au Québec, si c'est pour les envoyer au chômage ou vers des emplois qui exigent un diplôme d'études secondaires. Une approche plus pragmatique s'impose.

Mais voilà, on ne parle pas ici de marchandises dont on peut disposer comme bon nous semble. 

La sélection de l'immigration n'est pas une séance de magasinage en ligne. On ne peut pas annuler sa commande sans frais sur un coup de tête parce que, oups! finalement, j'ai changé d'avis. 

Je sais, cher immigrant, chère immigrante, vous attendez depuis longtemps déjà et vous avez travaillé fort pour que votre projet se réalise. Mais ça vous gênerait de remettre votre vie, vos diplômes et vos rêves dans votre valise et de refaire la queue un peu plus loin là-bas? Un agent vous répondra sous peu... lorsqu'il saura quoi vous dire et si, entre-temps, il ne s'écroule pas lui-même sous la pile de 91 000 déclarations d'intérêt de ressortissants étrangers déjà reçues.

On l'a vu ces derniers jours en lisant et en entendant les nombreux témoignages de candidats à l'immigration qui se sentent floués et perdus. On ne parle pas ici de paquets de chaussettes commandés par erreur. On parle de milliers des gens qui, après avoir investi du temps, de l'argent et des efforts pour pouvoir s'établir de façon permanente au Québec, se retrouvent aujourd'hui dans l'incertitude. 

Que l'on veuille améliorer l'arrimage entre les candidats et la société d'accueil et faciliter la francisation ainsi que l'intégration de tous ces gens, fort bien. Personne n'est contre. Mais que des candidats à l'immigration, aucunement responsables des ratés passés du système, soient pénalisés davantage en vertu de ces améliorations, cela semble pour le moins injuste tant pour eux que pour les employeurs qui comptent sur eux.

Dans une lettre publiée hier, des avocats en droit de l'immigration et des professeurs de droit exhortent le ministre Simon Jolin-Barrette à traiter les 18 000 dossiers d'immigration déjà prêts à l'être et à rassurer la population. «Plutôt que de payer 19 millions et les frais administratifs nécessaires pour se débarrasser de milliers de dossiers, ne serait-il pas plus judicieux d'investir cette même somme pour les étudier rapidement?», demandent-ils. Excellente question.

Plutôt que d'envoyer à la déchiqueteuse les dossiers non traités de 18 000 personnes, la moindre des choses serait de prévoir pour elles et leur famille une clause d'antériorité - ce qu'on appelle communément une clause «grand-père».

(J'ouvre ici une parenthèse pour dire que j'hésite à utiliser l'expression «clause grand-père» depuis que j'ai appris ses origines troubles, en lisant mon confrère Antoine Robitaille, du Journal de Montréal. Selon le linguiste Lionel Meney, «clause grand-père» est un calque de l'anglais grandfather clause. La clause ainsi nommée est née au XIXe siècle aux États-Unis pour empêcher des Noirs de voter. Dans certains États sudistes, le droit de vote n'était accordé qu'aux Afro-Américains dont le grand-père avait déjà obtenu ce droit par le passé. Fin de la parenthèse.)

Donc, pour revenir au projet de loi 9 sur l'immigration... Ça me semble assez paradoxal que, dans le débat sur l'interdiction des signes religieux, qui toucherait un nombre infime de personnes, on songe à une clause d'antériorité dans un esprit d'humanité, pour éviter que des gens, embauchés alors que les règles du jeu étaient différentes, ne perdent injustement leur emploi. Mais que pour 18 000 dossiers d'immigration, dont l'abandon soudain affecte la vie de 50 000 personnes, on se dise : bof! Comme si la vie de ces gens était de la marchandise jetable.