Pascal Champagne m'attendait sur un banc, à l'entrée de la Mission Old Brewery. Sur le pas de la porte, des hommes fréquentant ce refuge pour sans-abri semblaient attendre un printemps qui ne vient pas, trimballant leurs espoirs sous un soleil trompeur.

Certains s'imaginent que ça n'arrive qu'aux autres. Pas Pascal. « Personne n'est à l'abri... », répète-t-il, alors que nous prenons place dans le café du refuge du Vieux-Montréal. Il sait de quoi il parle. Dans sa jeunesse, bien qu'il ait grandi dans un foyer aimant, il s'est lui-même retrouvé dans la rue un soir de printemps.

Pascal a 42 ans, des épaules larges de joueur de football. Grand, costaud, l'air imperturbable. Sous son allure d'homme invincible, on devine le jeune homme fragile qu'il a déjà été et qui n'a pas complètement disparu. C'est cette part de fragilité qui le pousse à participer pour la deuxième fois à Je compte MTL, le dénombrement des personnes sans-abri qui aura lieu le 24 avril à Montréal, en même temps qu'un premier dénombrement organisé à l'échelle provinciale. « Ça vient rejoindre l'humain vulnérable qu'on a tous en nous. »

À 19 ans, Pascal était un joueur de football prometteur, qui faisait partie d'Équipe Canada. Il semblait solide. Mais quelque chose en lui tremblait, sans qu'il comprenne pourquoi. Sa confiance en lui était inversement proportionnelle à la largeur de ses épaules. Il se cherchait. Il a perdu pied. Il s'est étourdi dans l'alcool et la drogue. Du jour au lendemain, il s'est retrouvé dans la rue. Seul et sans le sou. L'estime de soi à zéro. Il a dormi sur des bancs de parc et dans des cabanons. Il a cherché à être hébergé à gauche, à droite. Sans domicile fixe. Sans objectif fixe. Sans ancrage. 

Cela a duré quelques mois. Un printemps et un été comme un trop long hiver. Deux saisons en enfer où il a touché le fond avant de remonter à la surface.

« Je suis privilégié parce que j'avais un bon filet. » Il a notamment pu compter sur un coach au cégep qui l'a épaulé. Il a été orienté vers les Alcooliques anonymes et les Narcotiques anonymes. Grâce à l'aide reçue, il s'en est sorti. Mais combien ne s'en sortent pas ? Et que pouvons-nous faire de mieux pour les aider ?

Ces questions habitent Pascal et le touchent particulièrement, lui qui est aujourd'hui père de deux adolescents et qui travaille comme intervenant scolaire auprès de jeunes. En 2015, quand il a entendu dire que l'on était à la recherche de bénévoles pour travailler au dénombrement des personnes sans-abri à Montréal, il s'est tout de suite porté volontaire. Même chose cette année, alors qu'un deuxième dénombrement, plus étendu que le premier, nécessitera la contribution de 1200 bénévoles. « J'essaie de redonner un peu. »

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Le dénombrement des sans-abri est une initiative controversée. Le Réseau de Solidarité Itinérance du Québec et le Regroupement des Auberges du Coeur y voient davantage « un exercice de relations publiques » qu'une « aide réelle » pour faire un portrait global de l'itinérance au Québec. « C'est périlleux parce que ça donne une vision tronquée de ce qu'est l'itinérance », me dit Mathieu Frappier, coordonnateur du Réseau de Solidarité Itinérance et cosignataire d'une lettre ouverte critiquant l'exercice. Le risque, c'est que le chiffre tronqué obtenu - en 2015, à Montréal, on avait compté 3016 personnes en situation d'itinérance la nuit du dénombrement - mène à des solutions tout aussi tronquées.

Éric Latimer, directeur de l'opération Je compte MTL et chercheur à l'Institut Douglas, rappelle que le dénombrement n'est qu'un indicateur parmi plusieurs autres. Il lui apparaît absurde de le discréditer sous prétexte qu'il ne donne pas un portrait global des multiples facettes de l'itinérance. « C'est comme si on disait que la prise de tension artérielle est un test trop réducteur parce que ça ne vaut pas un bilan de santé... On sait très bien que ce n'est qu'un paramètre ! »

Mais l'ennui, selon les sceptiques, c'est aussi la fiabilité du paramètre. Le dénombrement souffre de problèmes méthodologiques qui ont fait en sorte, par exemple, qu'en 2015, on n'a compté que cinq sans-abri dans le quartier Côte-des-Neiges alors que les policiers du quartier à eux seuls en ont recensé une quarantaine, souligne Mathieu Frappier. « Pour rester dans la métaphore médicale... C'est comme si on prenait la tension artérielle juste à l'aide des doigts... »

Les défenseurs de l'exercice ne voient évidemment pas les choses de la même façon et rappellent que la méthodologie utilisée, déjà reconnue, a encore été améliorée. Des efforts particuliers seront déployés cette fois-ci pour recenser les besoins des femmes, des jeunes de moins de 30 ans et des autochtones. « La méthodologie qu'on utilise au Québec est une des plus exhaustives. On va au-delà des exigences de la méthode fédérale », dit Éric Latimer.

Sans s'opposer formellement au dénombrement, le Réseau d'aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM) redoute l'impact que ce « polaroid imparfait », qui ne rend pas compte des formes plus invisibles de l'itinérance, peut avoir sur l'orientation des politiques publiques. On craint que ces réalités soient oubliées. « Le problème, c'est que le dénombrement n'est pas considéré comme une partie du portrait, mais comme un tout. C'est considéré comme la politique maîtresse, l'élément-clé », croit Pierre Gaudreau, directeur du RAPSIM.

Ce sont là des craintes non fondées, estime Julie Grenier, directrice adjointe au partenariat et soutien à l'offre de services du CIUSSS du Centre-Sud-de-l'Île-de-Montréal. « Le dénombrement n'est pas une fin en soi. C'est une partie d'un tout. » Ce n'est pas l'élément-clé qui détermine l'octroi des ressources en itinérance. « C'est un élément parmi d'autres. » Et ce n'est pas parce qu'on s'intéresse à l'itinérance visible que cela se fera au détriment de l'itinérance invisible, assure-t-elle.

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Et Pascal dans tout ça ? Il est bien conscient des limites de l'exercice. Il ne croit pas que le dénombrement mène à « la » solution miracle à l'itinérance. 

Si un bénévole l'avait interpellé dans la rue au printemps de ses 19 ans pour lui demander s'il avait un endroit où dormir, il aurait sans doute fait comme si de rien n'était.

« J'aurais été trop orgueilleux... », avoue-t-il, alors que la file s'allonge à nos côtés pour le repas du midi offert au café de la Mission Old Brewery.

Même si l'exercice est imparfait, Pascal croit à ses vertus et invite les citoyens qui se sentent interpellés par la cause de l'itinérance à y contribuer - Je compte MTL est encore à la recherche de centaines de bénévoles pour sillonner la ville la nuit du 24 avril et aller à la rencontre des citoyens sans-abri. À ses yeux, au-delà des données que l'exercice permettra de recueillir et des divergences de points de vue sur la valeur de ces données, le dénombrement est d'abord une façon de montrer aux gens qui se retrouvent à la rue que leur sort ne laisse pas indifférent et qu'il y a un printemps possible pour eux aussi. Pas tant de les compter... que de leur dire qu'ils comptent.