Entre deux maux, Homa Hoodfar, qui n'avait d'autre choix que de lutter pour sa survie lors de son emprisonnement en Iran, a dû choisir le moindre. Après avoir été transportée d'urgence de la prison d'Evin à un hôpital de Téhéran, la professeure canado-iranienne, dont l'état de santé était très inquiétant, a demandé d'elle-même, à la surprise générale, d'être renvoyée au centre de détention après 36 heures d'hospitalisation.

C'était à la fin du mois d'août. L'anthropologue montréalaise, qui était détenue depuis le 6 juin dans la prison même où la photojournaliste canado-iranienne Zahra Kazemi avait été torturée à mort en 2003, souffrait alors d'une infection aux poumons et de sévères problèmes respiratoires. Sa maladie auto-immune (la myasthénie grave) et le manque de sommeil - elle dormait à peine deux heures par nuit - la rendaient de plus en plus faible. « Il n'y avait pas assez d'air dans ma cellule », raconte-t-elle.

Pourquoi alors y retourner ? C'est que sa chambre d'hôpital, surveillée en permanence par un homme armé, ramenait à sa mémoire les souvenirs douloureux de son mari en phase terminale, emporté par une tumeur au cerveau en décembre 2014. Le bracelet avec son nom qu'on lui a mis autour du poignet lui rappelait celui que son mari Anthony avait dû porter pendant quatre mois et demi à l'hôpital. « Je ne voulais pas revivre ça et que ces durs souvenirs affaiblissent mon moral », me dit l'anthropologue, rencontrée jeudi midi, une semaine jour pour jour après son retour à Montréal.

Pour survivre à la prison d'Evin, Homa Hoodfar devait rester forte moralement, quitte à souffrir davantage sur le plan physique. Ses geôliers avaient déjà tenté de la briser et de l'intimider en utilisant toutes sortes de techniques de torture psychologique. « Ils m'ont dit qu'avec mes accusations, j'écoperais de 15 ans de prison. Et que comme j'avais 65 ans, ils auraient probablement à envoyer ma dépouille au Canada. Ils m'ont dit : « "Si tu es vivante, on te donnera un fauteuil roulant." »

Une des techniques de torture psychologique utilisées par les geôliers est de faire pleurer les prisonniers. 

Comme ils n'y arrivaient pas avec Homa Hoodfar, ils ont fait jouer durant un interrogatoire la musique des obsèques de son mari, trouvée sur son iPad. Ce fut le moment le plus difficile pour elle.

Aux techniques des gardiens de prison, Homa Hoodfar opposait ses propres techniques de survie. Son corps était en prison. Mais son esprit d'anthropologue curieuse et passionnée était libre. Elle a donc décidé avec les moyens du bord de faire de la prison d'Evin où elle était enfermée un terrain de recherche. Après chaque interrogatoire, elle prenait des notes mentales. « Je me couchais et j'écrivais sur le mur avec ma brosse à dents. C'était un peu surréaliste. Je n'arrêtais pas de penser à 1984 de George Orwell. »

Elle a eu comme compagnes de prison des Iraniennes accusées de s'être prostituées à Dubaï. Des femmes dans la vingtaine pour la plupart, pas du tout politisées, qui ne comprenaient pas pourquoi cette dame de 65 ans s'acharnait à écrire sur le mur avec sa brosse à dents. « Ça m'aide à penser », leur disait Homa Hoodfar.

« On m'avait dit que les professeurs étaient étranges. Mais toi, tu fais partie des professeurs fous ! », lui a lancé l'une d'elles.

Homa Hoodfar entendait les interrogatoires des autres détenues dans les pièces d'à côté. « La principale méthode d'intimidation était de crier en accusant les prisonnières de ne pas dire la vérité. Les jeunes femmes me racontaient qu'elles avaient si peur qu'elles écrivaient ce qu'on leur demandait d'écrire plutôt que de dire ce qui s'était réellement passé. »

« Combien de clients avais-tu chaque jour ? » Deux, répondait la jeune femme. « Deux ou 20 ? Écris 20 ! »

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Homa Hoodfar croit que, tout comme la citoyenne irano-britannique Nazanin Zaghari-Ratcliffe, détenue alors qu'elle s'était rendue en République islamique pour rendre visite à ses parents, elle était davantage une otage qu'une prisonnière d'opinion, victime d'un bras de fer opposant la branche ultraconservatrice du pays, défaite lors des élections législatives de février 2016, et les réformateurs iraniens. « J'ai été utilisée comme un pion dans cette lutte de pouvoir », dit-elle.

Ses écrits féministes n'étaient qu'un prétexte, même s'ils ont fait l'objet de longs interrogatoires au cours desquels la professeure tentait de faire l'éducation de ses geôliers.

- Êtes-vous une féministe ? lui a-t-on demandé.

- Définissez d'abord le mot « féministe », et je vous dirai si j'en suis une ou non... 

« J'ai fini par leur donner un cours sur le féminisme ! », raconte Homa Hoodfar en souriant. Mais même après une quarantaine d'interrogatoires, qui duraient parfois des journées entières, le message n'est pas passé, s'est-elle dit en lisant, à sa sortie de prison, ce que les gardiens de la révolution avaient écrit à son sujet sur leur site web. « Pour eux, féminisme égale terrorisme », dit-elle.

Même en prison, la controverse française sur le burkini s'est immiscée dans ses interrogatoires. Homa Hoodfar disait à ses geôliers : « Il faut respecter les femmes qui portent le voile. Mais aussi celles qui choisissent de ne pas le porter. Je suis en désaccord avec l'Iran qui l'impose et je suis aussi en désaccord avec la France qui veut l'enlever de force. Dans les deux cas, on retire le droit de choisir aux femmes ! Les femmes devraient choisir par elles-mêmes. »

« En France, on empêche les femmes qui portent le burkini d'aller à la plage... C'est cela, la démocratie ? », ont répliqué les geôliers qui l'accusaient de collaborer avec des gouvernements ennemis.

À leur grande surprise, Homa Hoodfar les a corrigés en leur disant qu'en fait, l'arrêté anti-burkini en France avait été contesté. Elle le savait car, après un mois passé sans accès à aucune source d'informations, elle avait réussi à obtenir qu'on lui rapporte ses lunettes de lecture et des journaux iraniens. Et elle avait lu une dépêche sur l'interdiction du burkini en France. « Ils m'ont dit : même en prison, vous restez à jour ? »

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Quand elle est arrivée à Oman, juste après sa libération, Homa Hoodfar a eu un appel de Justin Trudeau, qui s'est longuement entretenu avec elle et sa nièce Amanda Ghahremani, venue l'accueillir à sa sortie de prison. 

« J'étais très touchée. [Justin Trudeau] a pris le temps de me parler et m'a dit en blaguant que comme c'était l'anniversaire de ma nièce Amanda et comme elle avait si bien travaillé, ils avaient décidé de faire de moi son cadeau de fête. » - Homa Hoodfar

Après 112 jours de prison, Homa Hoodfar était vraiment heureuse d'être libre. En même temps, ce jour-là, elle a pensé à tous ceux qui sont emprisonnés injustement et qui n'ont pas eu cette chance. Elle a été très attristée d'apprendre que la peine de 16 ans de prison imposée à la défenseure des droits de la personne Narges Mohammadi, gravement malade, avait été confirmée en appel. Narges Mohammadi a été condamnée en raison de son travail de campagne contre la peine de mort en Iran et pour avoir exercé de façon pacifique et courageuse sa liberté d'expression. Homa Hoodfar craint qu'on ne l'oublie et qu'elle meure en prison. « Elle est assurément plus malade que je le suis. De la prison, ils ont dû l'envoyer plusieurs fois à l'hôpital. Et elle n'a pas été libérée pour des motifs humanitaires parce qu'elle n'a pas de citoyenneté canadienne ou une autre citoyenneté. »

Enfin libre, Homa Hoodfar n'a découvert qu'à sa sortie de prison la mobilisation monstre qui s'est faite en sa faveur. Elle en a été très émue. Dans le monde académique, on tend à insister sur les effets négatifs de la mondialisation sur le plan économique, dit-elle. « Mais de voir en revenant le soutien que j'ai eu du monde entier, des gens dont je n'avais jamais entendu le nom, des femmes d'Afghanistan, du Brésil, du Sénégal, du Nigeria... Des gens du Canada, bien sûr, et de la communauté académique de partout dans le monde écrivant des lettres ouvertes... C'est le côté humain de la mondialisation que l'on tend à éclipser.

« Si ce n'était d'eux, je ne serais pas là. Je veux vraiment remercier tous ceux qui ont travaillé si fort pour me faire libérer. »