« Nelly, d'où viens-tu ? »

Avant le 11 septembre 2001, ma grand-tante Nelly, qui vit à New York et qui fait les meilleurs maamouls aux pistaches du monde, ne se faisait jamais poser cette question.

Originaire de Syrie, elle a immigré aux États-Unis en 1969, avec son mari George et leurs trois enfants. La soeur de George qui vivait déjà à Brooklyn depuis quelques années leur avait dit : « La vie en Amérique est belle. Venez ! »

Tante Nelly se revoit débarquant du bateau au Pier 82 avec sa petite famille, une valise, très peu d'argent et beaucoup d'espoir. En foulant le sol de Manhattan pour la première fois, elle avait l'impression d'arriver dans une jungle.

Il a fallu apprendre à faire son chemin dans la jungle. Nelly a décroché un emploi dans une école de Brooklyn à 42 $ par semaine. En travaillant d'arrache-pied, son mari et elle ont réussi à envoyer leurs trois enfants à l'université et à se fondre dans le melting-pot américain. Leur fils aîné est devenu radiologiste. Leur fille, enseignante. Et le cadet, ingénieur.

Le 11 septembre 2001, quand l'organisation terroriste islamiste Al-Qaïda a frappé l'Amérique, tante Nelly, malgré ses 70 ans, travaillait encore comme suppléante dans une école primaire en banlieue de New York. Elle se rappelle le regard angoissé d'une collègue qui lui a demandé en catastrophe de s'occuper de sa classe. Son mari travaillait au World Trade Center. Elle n'avait pas de nouvelles. Elle était folle d'inquiétude. Il lui fallait partir à sa recherche.

Par chance, il n'était pas au bureau au moment où les avions ont éventré les tours jumelles. Il était allé acheter un café...

D'autres auront eu moins de chance. Six élèves de l'école sont devenus orphelins ce matin-là. Tante Nelly se souvient avec émotion de Yoko, une petite Japonaise de 8 ans qui était dans sa classe. Son père travaillait aussi au World Trade Center. Il n'est plus jamais rentré à la maison. Un jour, on a remis à sa femme un cheveu et un bout de peau calcinée. La famille endeuillée est repartie au Japon.

Tante Nelly se rappelle l'effroi, la tristesse infinie, le deuil et l'indignation. Elle se rappelle la peur, les regards inquisiteurs et les questions sur ses origines désormais suspectes.

Sa Syrie natale était désormais dans « l'axe du mal » désigné par George W. Bush. La rhétorique guerrière opposant Nous et Eux, l'Orient et l'Occident, les Arabes et les Américains, les terroristes et les démocrates, ne s'embarrassait pas de nuances.

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Comme Yoko, dont ma grand-tante n'a plus eu de nouvelles, plus de 3000 enfants ont perdu un père ou une mère dans les attentats du 11 septembre 2001. Quinze ans plus tard, ce sont de jeunes adultes. Comment les attentats ont-ils changé leur vie et leur vision du monde ? Qu'est-ce qui leur donne de l'espoir ? Comment se remet-on d'autant de haine ?

En 2011, lors du 10e anniversaire du 11-Septembre, j'avais été marquée par ma rencontre avec Juliette Candela, une des orphelines des attentats de New York. Son père, John, 42 ans, travaillait au 104e étage de la tour nord du World Trade Center.

Dix ans plus tard, malgré la douleur, malgré le deuil, Juliette, qui avait 16 ans au moment de notre rencontre, me disait qu'elle avait de l'espoir pour l'avenir. Avec l'aide de l'organisme Tuesday's Children, qui rassemble des orphelins du terrorisme partout dans le monde et les encourage, par l'éducation et le dialogue, à contribuer à bâtir ce monde de paix dont ils rêvent, Juliette se promettait de ne pas céder à la colère et à la haine.

Après les attentats de Paris, l'automne dernier, j'ai été émue de la revoir, tenant sa promesse, dans une vidéo très touchante envoyée par des orphelins du 11-Septembre aux orphelins du 13-Novembre. Une vidéo où ces enfants devenus grands rappellent qu'il y a une vie après l'horreur. Ils y racontent comment leur monde s'est écroulé il y a 15 ans et comment ils l'ont rebâti. Ils disent aux Parisiens de continuer de répandre l'amour, de ne pas vivre dans la colère ou la haine.

« Je sais ce que c'est que de voir son père se faire tuer à la télévision nationale », y dit Juliette. « N'ayez pas peur de vivre votre vie », lance-t-elle aux proches des victimes parisiennes.

Depuis, il y a eu plusieurs autres attentats terroristes, de trop nombreuses victimes. Celles dont on parle et celles, encore plus nombreuses, que l'on ignore, comme si leur vie avait moins de valeur. J'ai demandé à Juliette, qui a aujourd'hui 21 ans, ce qui, dans un tel contexte, lui donnait de l'espoir. Est-il possible de sortir de la spirale de la haine ?

La haine est quelque chose qui est appris et non inné, a-t-elle d'abord tenu à rappeler. Ce qui est appris peut donc être désappris. « La haine, d'habitude, c'est quelque chose que les adultes enseignent aux enfants. Malheureusement, elle pénètre notre vie tous les jours à travers des tueries de masse, le terrorisme et même des petites agressions au quotidien. »

Sa réponse m'a fait penser aux sages paroles du sociologue et philosophe français Edgar Morin qui rappelle que la guerre « se trouve d'abord dans l'esprit ». D'où l'importance d'éduquer à la paix et à l'esprit critique. « Nul ne naît fanatique, écrit-il. Il peut le devenir progressivement s'il s'enferme dans des modes pervers ou illusoires de connaissance. »

« Je ne vis pas avec de la haine dans ma vie, et c'est ce qui me donne de l'espoir », me dit Juliette. L'espoir, elle le trouve autour d'elle, au sein de sa famille, dans l'amour qui l'entoure, dans le regard innocent de ses jeunes cousins. Elle n'est pas plus inquiète aujourd'hui. « Toutefois, je suis attristée par les vies que le terrorisme continue de voler. Je suis attristée pour ceux qui le craignent et pour ceux qui l'ont vécu. »

Malgré tout, Juliette essaie de se réveiller chaque jour avec le sourire. « Même durant cette période de l'année où le 11-Septembre entre de nouveau dans ma vie. »

« Je ne vois pas pour quelles raisons mes espoirs pour l'avenir s'affaibliraient. Au contraire, ils continuent de croître ».

La haine s'apprend (tout comme elle se désapprend). La paix et la résilience, aussi.

PHOTO Doug KANTER, archives Agence France-Presse

Six élèves de l'école de tante Nelly sont devenus orphelins ce matin-là. Elle se souvient avec émotion de Yoko, une petite Japonaise de 8 ans qui était dans sa classe. Son père travaillait aussi au World Trade Center. Il n'est plus jamais rentré à la maison.