Il y a un an, j'ai écrit une chronique à chaud sur le petit Aylan Kurdi, dont je venais d'apercevoir la photo crève-coeur. Un enfant syrien de 3 ans, inerte sur la plage, symbole de l'inaction de la communauté internationale. Les yeux fermés. L'écume qui effleure les cheveux. Une photo qui hurlait : comment l'humanité en est-elle arrivée là ?

Publier ou pas ? La question a été débattue dans les salles de rédaction. Certains trouvaient la photo trop choquante. À mon sens, le plus choquant, ce n'était pas la photo, mais la tragédie oubliée qu'elle racontait.

Dans un monde sursaturé d'images, quel impact aurait cette photo ? Éveillerait-elle des consciences ? Permettrait-elle de donner un visage à des morts vus comme des statistiques ? Pousserait-elle des pays d'Occident à cesser de détourner le regard devant la crise des réfugiés ?

J'avais de sérieux doutes quant à l'impact à long terme de cette photo. Je craignais qu'une fois l'émotion passée, l'action ne suive pas. Mais je terminais ma chronique en disant : j'espère avoir tort.

Un an plus tard, je peux le dire : j'ai eu tort. Du moins, en partie.

En Europe, c'est vrai, en dépit de l'émoi et des promesses, rien n'a vraiment changé pour les réfugiés de la mer depuis qu'Aylan a été retrouvé mort sur une plage de Turquie. On rappellera qu'au moins 423 autres enfants ont péri comme lui en Méditerranée depuis un an. On rappellera encore que depuis le début de l'année, 3168 personnes sont mortes ou sont disparues en mer - une augmentation de 40 % par rapport à la même période l'an dernier.

Loin de s'être résorbée, la crise des réfugiés s'est accentuée. On pourrait publier chaque matin de l'année la photo d'un enfant mort en mer.

« Les morts continuent et personne ne fait rien », se désolait cette semaine le père d'Aylan, dans une entrevue au journal allemand Bild.

Cela dit, d'un point de vue canadien, la publication de cette photo fut un moment charnière dont l'impact est considérable. Elle a marqué un changement profond dans l'opinion publique. Soudainement, cette tragédie lointaine qu'était la guerre en Syrie est devenue beaucoup moins lointaine. Le drame des réfugiés avait un visage et un nom. La question du rôle du Canada dans l'accueil des réfugiés, qui ne suscitait que peu d'intérêt jusque-là, est devenue un réel enjeu électoral. Et un nombre impressionnant de citoyens ont senti l'urgence de s'impliquer.

Pour les défenseurs des réfugiés au Canada, habitués de travailler dans une relative indifférence, le contraste était saisissant. Depuis des années, ils tentaient en vain d'attirer l'attention sur le sort des demandeurs d'asile. Ils insistaient en vain pour que l'on fasse quelque chose pour les Syriens. Après la publication de cette photo, tout a changé. Une vague de solidarité, dont ont bénéficié tous les réfugiés - pas juste les Syriens -, a déferlé. Des parrains de plus en plus nombreux se sont manifestés.

« C'est quelque chose d'énorme dans la vie de tous les défenseurs des réfugiés au Canada », me dit Janet Dench, du Conseil canadien pour les réfugiés. « C'est difficile d'expliquer à quel point la transformation était profonde. Tout le monde était submergé par les offres d'aide et de bénévolat. Des gens frappaient à nos portes pour avoir de l'information. Des organismes qui ne s'étaient jamais intéressés aux réfugiés voulaient faire quelque chose. »

Le changement de gouvernement et la promesse - tenue, malgré deux mois de retard - de Justin Trudeau d'accueillir 25 000 réfugiés syriens ont permis d'accélérer les choses.

Depuis novembre 2015, quelque 30 000 Syriens fuyant la guerre ont été accueillis au pays. Plus du tiers d'entre eux ont été parrainés par des citoyens. Près de 19 000 autres demandes sont en traitement. Des citoyens impatients d'accueillir des familles syriennes pressent le gouvernement d'agir encore plus vite.

Cet élan de solidarité nous rappelle qu'en mourant de façon tristement photogénique, Aylan Kurdi aura au moins permis de sauver des milliers de vies.