Qu'est-ce qui a pu pousser un homme à mettre le feu à la seule clinique qui fait des opérations de réassignation de genre au pays ?

Le docteur Pierre Brassard l'ignore. Il est inquiet et ébranlé. On le serait à moins... Lundi soir, un homme armé d'une hache et portant une machette dans un sac a mis le feu à une salle d'opération de sa clinique avant de prendre la fuite.

L'hypothèse du crime haineux, examinée par les enquêteurs du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), a semé la consternation dans la communauté trans. Aucun suspect n'a encore été arrêté. « J'aimerais bien apprendre qu'on l'a attrapé », me dit le chirurgien, réputé mondialement dans le domaine des interventions de changement de sexe.

Lundi, vers 20 h 45, un homme s'est présenté au Centre métropolitain de chirurgie, dans le quartier Nouveau-Bordeaux, à Montréal. Il a réussi à entrer par une porte qui s'ouvre grâce à un interrupteur à distance. L'employé qui lui a ouvert a cru qu'il s'agissait d'un collègue. 

L'homme s'est mis à courir vers le bloc opératoire. En plus d'une hache et d'une machette, il avait un bidon d'essence. Il a mis le feu à une salle d'opération où il n'y avait personne avant de prendre la fuite.

Sous le coup de l'adrénaline, un employé a été tenté de le rattraper. Mais comme l'homme était armé, c'était risqué. Les infirmières ont dit : les patients d'abord. « On a un devoir envers nos patients. Les employés se sont acquittés de leur devoir à merveille. »

Les cinq employés et les quatre patients qui étaient sur les lieux ont pu être évacués. Personne n'a été blessé. Mais tout le monde a eu très peur. Des mesures de sécurité additionnelles ont été déployées.

Le feu et l'eau des extincteurs automatiques ont causé des dommages. Mais les pires dommages sont ceux que l'on ne voit pas. La clinique a dû être fermée temporairement et les opérations prévues ont dû être annulées. « Pour les patients que l'on n'a pas pu opérer, c'est un drame », dit le Dr Brassard. Il pense à ce patient venu de l'Ontario en attente d'une phalloplastie. « Il m'a dit : "Je n'ai pas un sou. J'ai lâché mon job pour venir me faire opérer. J'avais juste assez d'argent pour payer l'autobus et venir ici. Et là, vous annulez mon opération..." »

En attendant de se réorganiser, la clinique lui a payé le transport pour qu'il puisse au moins rentrer chez lui.

L'incendie criminel a aussi suscité de l'inquiétude parmi d'autres patients en attente d'une opération. Il faut comprendre que les personnes trans qui ont recours à la chirurgie de réassignation du genre vivent souvent déjà avec leur lot de détresse, dit le Dr Brassard. « Certains sont déjà très instables, un peu déprimés, fragiles. » Ce qui s'est passé lundi a suscité un petit vent de panique. 

« D'un côté, les gens disent : "Oh ! Mon Dieu, c'est un crime haineux envers les trans." De l'autre, ils se disent : "Ça y est ! Le seul centre qui fait de la chirurgie pour les trans vient de disparaître. Qu'est-ce qu'on va faire ?" » - DPierre Brassard 

Encore aujourd'hui, les préjugés sont tenaces à l'égard des trans. On croit souvent à tort que les personnes trans ne font qu'assouvir un fantasme ou qu'elles ont choisi de changer de sexe par coquetterie. On dit un tas de bêtises à leur sujet.

Moi-même, j'ignorais tout ou presque de cette réalité avant d'y consacrer un reportage il y a quatre ans. J'ai rencontré des patients du Dr Brassard. J'ai interviewé des spécialistes. J'ai mesuré l'étendue de mon ignorance. De notre ignorance en général. Non, on ne choisit pas d'être trans. Car qui choisirait une telle course à obstacles ?

Pour les gens qui ont la conviction d'être nés dans le mauvais corps et qui vont de l'avant avec une opération de réassignation de genre, c'est une question de vie ou de mort. Après l'intervention, les patients disent souvent à leur chirurgien qu'il leur a sauvé la vie.

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Qu'est-ce qui a pu pousser un homme à mettre le feu à une clinique où on a sauvé la vie de tant de gens ? Hier, la police n'avait que très peu d'information à divulguer sur l'enquête en cours. Mais la thèse d'un crime visant la communauté trans ne s'impose pas d'emblée, dit-on. « Rien ne semble nous enligner vers un crime haineux », indique l'agent relationniste du SPVM André Leclerc.

Selon le Code criminel canadien, un crime haineux est un crime motivé par la haine d'un groupe, dans le but de propager la peur à l'ensemble d'une communauté. Cela dit, dans ce cas-ci, si les motivations de l'homme qui a fait irruption dans la clinique restent mystérieuses, la peur, elle, est bien réelle.

Le DBrassard a été touché par les nombreux messages de soutien qu'il a reçus ces derniers jours. Il aimerait que les patients en attente d'une opération soient le moins affectés possible par cet incendie criminel. Il a beau être hanté par l'image de cet homme qui a mis le feu à sa clinique, il n'entend pas baisser les bras. « On est en train de se reconstruire », dit-il.

Reconstruire des vies, c'est quand même ce qu'il sait faire de mieux. Dans ce cas-ci, cela prendra un supplément de courage.